MARC-HENRI ARFEUX
OEUVRES LITTERAIRES, PICTURALES, MUSICALES, PHOTOGRAPHIQUES
Retour de l'évasif
Ce court récit, écrit d'un trait le 21 Mai 2018, n'est pas tout à fait un inédit, puisqu'il a été publié en 2019 dans le numéro 3 de la revue la Piscine.
Dans cette seconde où tes talons sont apparus à la surface du temps, le monde s’est rassemblé, ouvert en profondeur, et les lointains sont devenus l’inflexion souple, vaguement phosphorescente, de cette allée où tu marchais. De part et d’autre, seulement les feuilles dans la lumière oblique, et les pivoines mouillées par la récente averse, beaucoup se répandant la tête penchée jusqu’à la terre où les longs filaments de leurs pistils et les pétales qui s’étaient détachés pendant la pluie, formaient des écritures à jamais simples, énigmatiques et absolues.
Tu avançais pieds nus pour épouser plus étroitement la tendresse parfumée du sol, tenant tes escarpins de la main droite, pointes vers le bas, et je voyais la fraîcheur mauve de tes talons glisser le long de cette allée qui s’enfonçait, ainsi qu’un escalier horizontal, dans le jardin.
Il n’y avait rien d’autre, le fin sourire de l’incolore et la très lente errance du presque soir, à l’heure où la décantation des choses atteint une transparence de songe lucide qui pourrait aussi bien s’évanouir dans la seconde, où prolonger à l’infini son jeu d’apesanteur. Et toi, allant sans nul effort, comme si tes pieds suivaient l’incitation d’un fil tendu au-dessus du silence, tu balançais à peine les hanches, unie à ta souplesse de tige qui s’en remet à l’attraction de l’invisible. La lune, légèrement inclinée, dessinée aux trois quarts, d’une blancheur de graviers, où s’épanouissaient des régions pures d’un bleu parfait, était si proche qu’elle appartenait au jardin tout autant que ses arbres, ses floraisons et ses sentiers.
Les statues végétales, masquées de leurs parfums, nous regardaient venir, fixant sur nous l’imperturbable éternité de leur mystère. Chacune avait ces yeux d’ailleurs qui ne révèlent qu’un autre ailleurs, de seuil en seuil. Et l’on voudrait pouvoir entrer dans cette aura, afin d’être soi-même, entier par son oubli, coïncider avec ce qui pourtant ne cesse de reformer l’une après l’autre les distances. Il suffirait pourtant de traverser une certaine ligne incandescente pour découvrir enfin le sens des mots qui ne sont jamais prononcés.
Sans doute était-ce pourquoi je te suivais sans nulle question, sachant que tu n’aurais pas répondu. Si cet amour avait toujours été, tel qu’en lui-même, tu ressemblais aux lampes qui sortent à la faveur du crépuscule flotter sur l’herbe, transportant autour d’elles une pièce désamarrée, île aérienne où l’on ne peut aller que mentalement quoique on la voie avec ses yeux sensibles, aussi tranquille et réelle que la pointe des peupliers, le chat qui traverse, ou le pressentiment d’autres jardins derrière le mur de celui-ci. Mais cet amour, immémorial, au point que je ne pouvais pas penser ma vie sans la lui joindre, n’avait pas moins pris sa naissance à un carrefour inattendu de mon passé. Dans toutes ses variations, il se souvenait de la seconde où, sans qu’un signe annonciateur ne m’eût sollicité, je m’étais retourné dans le couloir de la maison que je quittais, un soir d’il y a longtemps, à l’issue d’un dîner, et lui avais fait face, en ce moment où rien n’était écrit, si bien que désormais, cette scène aussi faisait partie de sa substance, comme les grands visages de pierre blanche qui, en tant de lieux perdus, contemplent éternellement le jour et ses mille vallées.
Depuis, je t’ai suivie dans cette étrange circulation parmi les nombres absolus qu’est devenue pour nous la visite rituelle à ce jardin dont nous avons été les plus fidèles habitués, par tous les temps et par toutes les saisons, plus particulièrement à cette période de l’année où la lumière tend à l’extrême sa corde la plus fine. Ton nom changeait au fur et mesure des floraisons dont se succédaient les formes avec une régularité de phénomènes astronomiques. Il empruntait tour à tour aux pivoines, aux rosiers, aux hibiscus, aux dahlias, à tous les autres personnages de ce théâtre végétal dont nous étions témoins et desservants. Mais il gardait, quoi qu’il advienne, cette même clarté diffuse qui tient autant de la pâleur que du plus profond des obscurs. Tes paumes, rayées de constellations en désordre, comme si des orties les avaient gravées, en figuraient les talismans. Je n’avais pas besoin du contact de ta bouche pour connaître d’avance tous les degrés de l’ambre et de l’ébène, ni davantage de t’enlacer à nouveau pour être au-delà de la nuit, dans cet avant jour que tu portes et veilles simultanément, en une attente qui n’a d’autre mesure que la seule promesse.
Et la promesse est aussi cela : ta déambulation à ce moment de jour déjà sublimé, comme une cendre impondérable et si blanche qu’elle ne se perçoit plus que par sa transparence, tandis que la lumière continue d’effleurer tous les fantômes créés selon tes pas.
Les seins aimantés par l’étoffe de ta robe, tu allais vers l’orient, glissant sur un chemin complexe qui ne cessait de sinuer entre les quatre portes. Tu n’avais pas d’ombre. Seulement celle que donne l’immatériel. Je t’aimais invariablement. Tu étais la lampe de l’évasif, d’autant plus précieuse que sa flamme, superposée à l’espace, ne se voit pas. Une fois encore, née de l’espoir, et pour cela il suffisait d’entrer dans cette allée par sa plus sombre lisière, puis de gagner la zone secrète où les pivoines étaient folles, tu venais d’apparaître, avançant devant moi depuis toujours, comme seules les mortes inspirées savent le faire.
© Marc-Henri Arfeux 2018