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Conversation sur le Léman

 

 
 
 
 
 
Ce récit, écrit en 2006, inédit à ce jour, fait partie de ceux auxquels je tiens pour ce qu'il a pour cadre principal l'un de mes lieux d'élection, le lac Léman. Souvent présent de manière secrète et donc tout implicite dans mon écriture, le Léman est ici nommé. Plus qu'un cadre à proprement parler, il est un milieu d'être où se développe la conscience du personnage principal, narratrice de ce récit. A travers elle se retrouvent certaines des impressions que j'éprouve moi-même dans ce paysage qui est moins à mes yeux une région géographique qu'une de ces multiples zones sensibles du monde où l'être pur se rend visible selon l'essence de son énigme.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
I
 
 
 
J’avais simplement oublié mon agenda sur mon bureau, la veille de mes vacances. Le lendemain, j’étais donc revenue le prendre en cours de matinée, et le hasard m’avait fait arriver à l’heure où mes collègues s’en retournaient par petits groupes à leur travail après avoir bu leur café. Lorsque sortant de l’ascenseur, je les vis devant moi, je fus absurdement gênée qu’ils puissent m’apercevoir alors qu’officiellement j’étais censée être en congés. Pressée de retrouver le bleu du jour où m’attendaient le hasard des vitrines et de croisement de rues, je ne désirais pas devoir me justifier en racontant ma distraction, ni bavarder de choses indifférentes et vides, comme en temps ordinaire ; mais à mon soulagement, nul ne prit garde à ma présence. A quelques pas de moi, je voyais les visages et entendais les voix de tous les jours dans l’affairement des habitudes qui les guidaient. Quelqu’un avec lequel je déjeunais souvent me dépassa d’un pas rapide en me frôlant, puis disparut à l’angle du couloir sans m’adresser le moindre signe. Il ne m’avait pas vue. Je me glissai dans mon bureau, reprit mon agenda que je mis dans mon sac et m’en allai à pas rapides dans les couloirs à nouveau dépeuplés. Quelques instants plus tard, j’étais dehors, dans la lumière de fin d’été.
Tout en marchant dans les reflets, je me disais que j’avais eu la chance d’entrer et de sortir incognito. Ce que je ressentais était l’étrange ivresse d’avoir pu échapper si totalement à l’attention des autres, comme si jamais, moi-même, Hélène Orlande, je n’avais travaillé dans ces bureaux, noué des relations professionnelles et amicales avec quiconque, ni contracté des habitudes qui supposaient l’institution de rites communs, comme de boire un café vers les dix heures dans la salle de repos donnant sur la coupole des Invalides. Pourtant, j’appréciais mon travail dans lequel je jouissais d’une grande autonomie. Aussi, mon impression n’était pas justifiée par l’euphorie d’échapper quelques jours à d’ennuyeuses corvées, mais à l’inexplicable joie d’avoir réellement existé quelques instants en clandestine du quotidien. Il me semblait que j’étais à présent plus qu’en vacances, dans une clarté qui n’en finirait pas de rayonner et de s’approfondir tant que je maintiendrais l’état d’anonymat qui était devenu le mien par pur hasard. Un fait banal s’était produit d’où émanait une possibilité inattendue que j’avais entrevue dans un éblouissement soudain. Si j’en suivais les conséquences, rien ne m’interdisait d’aller très loin, je le sentais confusément, même si cela n’était pas encore clair au point de me faire concevoir un vrai projet. Tandis que je marchais dans le soleil, en respirant profondément le parfum matinal des arbres de septembre, je comprenais seulement que je pouvais aussi bien prendre l’aventure qui venait d’arriver comme une péripétie insignifiante ou comme le seuil légèrement entrouvert d’une occasion sans précédent qui n’avait guère de chance de se manifester une seconde fois. Et c’était tout. Une impression assez abstraite et cependant vivante, comme l’air où j’avançais.
Pourtant, à force d’y songer tout en continuant de me promener, une évidence finit par s’imposer à mon esprit : je voulais disparaître et non démissionner. Pour perdre mon emploi, il suffisait de m’absenter assez longtemps et de ne plus donner le moindre signe. Mais je devais d’abord partir et ne pas laisser derrière moi la moindre trace. J’avais un peu d’argent qui permettrait de vivre un certain temps en attendant de voir venir les choses. Je connaissais l’histoire de cette jeune femme nommée Marie Vanesse qui s’était volatilisée un soir d’été. Il y avait un an déjà que nul ne l’avait vue ni reçu de nouvelles à son sujet. C’était exactement cela que je voulais : cesser soudain d’être présente ; ne plus être joignable et ne pas même laisser sur mes arrières le mince sillage d’une silhouette qui se fond dans la foule avant de s’effacer, comme l’avait fait à son insu Marie Vanesse, car le serveur d’un bar du boulevard Saint Germain où la jeune femme était restée un long moment l’avait suivi des yeux tandis qu’elle s’éloignait en direction de Saint Michel après avoir laissé un généreux pourboire. A partir du moment où ayant vraiment pris ma décision, j’aurais organisé les choses, personne ne devait pouvoir dire qu’il m’avait aperçue. Mais il fallait quand même que je passe à la banque vider mon compte, et cette obligation me contrariait. Marie Vanesse avait-elle emporté un peu d’argent ? Elle était étudiante et elle touchait chaque mois une petite somme que sa famille lui envoyait, la complétant par des travaux de traductrice. Je me souvenais de ce détail que j’avais lu dans les journaux, mais j’ignorais le reste. Je pouvais en apprendre davantage en consultant les collections des quotidiens parus à cette époque dans une bibliothèque. Ce serait même un véritable commencement. J’avais marché longtemps et n’étais pas très loin de Sainte Geneviève.
En ressortant deux heures plus tard, je n’avais rien trouvé de ce que cherchais. Aucun journal n’avait mentionné ce détail pour moi fondamental. Marie Vanesse gardait peut-être son argent chez elle, ou elle était partie avec quelqu’un, ou on l’avait enlevée, peut-être même assassinée sans que son corps ait jamais été découvert jusqu’à ce jour. Ou elle s’était donnée la mort, de telle façon que nul n’avait jamais pu établir à quel moment ni quel endroit. Selon les très nombreux articles écrits à cette époque, le sentiment prédominant des enquêteurs était que la jeune femme était partie volontairement toute seule et qu’elle était toujours vivante, dans un lieu inconnu auquel on n’avait pas pensé, pour cette raison qu’il était impensable. « Elle pourrait être n’importe où », disait un spécialiste des disparitions dans l’un des numéros que j’avais lus. « Et c’est précisément pour cette raison que nous ne pouvons pas la retrouver. S’il s’agissait d’une simple fugue, elle se serait rendue dans un lieu familier. La plupart des fugueurs agissent ainsi et ils finissent toujours  par revenir ». Ces mots m’avaient frappée. Je ne voulais en aucun cas être une fugueuse. A quoi aurait servi de m’en aller pour brusquement refaire surface au bout d’un certain temps ? D’ailleurs je n’avais rien à fuir ni à venger. C’était la raison pour laquelle Marie Vanesse m’intéressait. Il était évident qu’elle n’avait rien cherché de tel. Une lente soirée d’été aux silhouettes un peu phosphorescentes lui avait adressé un signe qu’elle avait aussitôt compris. J’étais certaine que dans son cas, il n’y avait pas eu de préméditation. La conviction que je devais agir à son exemple n’en était à présent que plus profonde.
J’entrai dans une brasserie manger le plat du jour. La lumière fine glissait contre les baies, s’incorporait à elles bien plus qu’elle ne les  traversait, et circulait en liberté parmi les tables. J’étais donc seule, au milieu du halo vibrant des voix et des visages, dans la limpidité de ce jour de septembre qui préparait mon grand départ. Au fond, j’avais eu tort de m’inquiéter. Peu importait le fait de ressembler sur tous les plans à celle que les journaux avaient nommée « la disparue de Saint Germain ». Chacun de ceux qui franchissaient la mince ligne frontière de l’évaporation devait inventer sa méthode, selon les circonstances et les moyens qui se donnaient à lui. Je n’avais pas besoin de clôturer mon compte. Ni même, comme je l’avais pensé à un certain moment, de vendre mon appartement dans les meilleurs délais. Pour le moment, j’étais censée être en vacances pour une quinzaine de jours. Il ne fallait donc rien changer aux apparences. J’aurais toujours le temps de voir et décider quand je serais sur place. Ces mots me faisaient légèrement trembler, comme si me traversait l’écho d’un sourd grondement venu du sol. Où donc devais-je aller ? En regardant la salle où je m’étais assise, je comprenais que je pouvais très bien rester en plein Paris, mais je tenais à m’éloigner des lieux dont j’avais l’habitude, ne fût-ce que quelques temps. Je n’avais encore rien prévu pour mes vacances, habituée depuis la mort de mon mari à décider de ma destination à la dernière minute. Soudain, je sus où je devais aller. Il y avait un endroit où nous avions toujours voulu nous rendre et dont la maladie qui avait foudroyé Lucien nous avait finalement privés l’année précise où nous devions y séjourner. C’était le lac Léman, sur rive française, afin de jouir de la vue du Jura et de marcher dans le Chablais. Prendre la route cette même après-midi aurait été possible, mais je ne serais arrivé que le lendemain matin, trop fatiguée pour vivre à sa juste mesure  mon premier jour de transparence. Mieux valait me promener et faire quelques achats avant de retourner chez moi préparer ma valise, dîner et me coucher, fenêtres ouvertes sur la cour où mûrissaient déjà les feuilles d’un marronnier. Pour quelques heures encore, Paris m’appartenait, dans la splendeur très douce de sa lumière déjà feutrée d’avant la mi-septembre. Une chose était certaine : je ne ferais aucune réservation, comptant sur le hasard et le reflux de la saison qui devait laisser presque vides la plupart des hôtels en bord de lac.
Fidèle à ce programme, j’allai passer un long moment au Luxembourg où venait de s’ouvrir à l’orangerie l’exposition d’automne. On y montrait plusieurs centaines de variétés de pommes, dans une atmosphère blonde et liquoreuse qui enivrait un peu. Non loin de là, un groupe de visiteurs admirait le rucher sous la conduite d’un guide en blouse de jardinier et grand chapeau de paille jaune clair qui scintillait sous les feuillages. De molles salves d’abeilles ruisselaient dans l’air doré et des enfants couraient à leur poursuite. Le sable des allées craquait délicieusement sous les roues des vélos, puis vers cinq heures, un appel de fraîcheur presque glacée filtra d’entre les arbres en apportant une odeur de biscuit. Je revins sur mes pas, franchis les grilles et me rendis dans plusieurs magasins faire les achats qui paraissaient indispensables à mon voyage.
Plus tard, en me penchant à la fenêtre de ma chambre, je regardai la cour. Dans les hautes branches du marronnier brillait déjà la floraison de fin d’été, infiniment moins drue que celle d’avril, comme des bougies brûlant encore juste avant l’aube dans un salon désert aux vitres ouvertes sur le froid. Je tirai les rideaux, me mis au lit et m’endormis presque aussitôt d’un sommeil blanc, rapide et incisif comme un torrent qui jaillit d’une falaise et se propulse dans le vide. Le lendemain, à mon réveil, je trouvai un message électronique envoyé de New York par l’une de mes amies. Il contenait une vue du sud de Manhattan, que cette amie venait de prendre sur le pont d’un ferry assurant la liaison avec Staten Island, il y avait quelques heures, et m’avait envoyée de son hôtel, dès qu’elle était rentrée de sa promenade. Je regardai longuement les grands immeubles aux formes pures, épanouis dans la matière intense d’une autre après-midi, plus jeune que celle où j’avais attendu, la veille, l’instant de mon départ. Le ciel de raisin bleu conservait quelque chose d’un matin nu, mais la clarté mousseuse qui enveloppait les angles et les facettes venait par le sud-ouest. Dans cette clarté intermédiaire entre deux zones du temps, la ville devenait un jardin d’architectures posé sur des eaux lisses. Je la trouvai si belle que j’imprimai l’image sur une feuille de papier glacé et décidai de l’emporter dans mon voyage. Ce serait le dernier message qu’aurait reçu Hélène Orlande avant de s’éclipser.
La matinée naissante était aussi radieuse et souple que la veille. Il serait bon de voyager dans la limpidité en oubliant la vie des deux dernières années. Debout dans la cuisine, je buvais un café en regardant l’espace qui allait m’accueillir. Il y avait quelque chose d’étrange et de vertigineux à constater que tant de liens anciens s’étaient rompus en un seul jour, presque à partir de rien, sans qu’aucun signe précurseur ait laissé deviner ce qui venait de se produire. Même les amis les plus intimes semblaient soudain très loin, comme les fragments d’un paysage qu’on a quitté depuis longtemps et qu’on se remémore avec stupeur dans d’autres lieux qui ne présentent plus avec eux la moindre ressemblance. J’étais certaine de ne plus jamais reposer sur l’étagère la tasse que j’avais bue, lavée puis essuyée consciencieusement, avec des gestes nets qui faisaient ressortir les plus petits détails de cette action. Les sons eux-mêmes étaient plus clairs et plus précis, comme si l’appartement avait été vidé et leur prêtait une résonance qu’ils n’avaient jamais eus. Il n’en venait aucune espèce de nostalgie, plutôt le sentiment que tout était en ordre et que les choses étaient enfin rentrées dans leur vraie forme, indépendante de la buée des habitudes. Une dernière fois, je fis le tour des pièces, avec la sensation de traverser l’intérieur d’un cristal, puis je fermai la porte et descendis par l’ascenseur au milieu du silence.
Jusqu’à Lausanne, je ne connus que le plaisir de suivre sans effort la ligne de la route née devant moi au fur et à mesure que je la découvrais. Toute la journée semblait un même élan de matinée jamais usée par le passage des heures, et je songeai à la formule de la Genèse : « Il y eut un matin, premier matin ». Lorsque je vis le lac s’ouvrir en contrebas et repousser en éventail tous les contours de la distance, je me dis pour la première fois que c’était là, exactement, ce que Lucien et moi aurions connu s’il nous avait été donné d’accomplir ce voyage, et je dus m’arrêter sur un terre-plein qui dominait le vide. Je contemplai silencieusement ce paysage de Méditerranée alpine, posé en équilibre pur  sur son arceau de perfection.  Il était difficile d’imaginer que j’étais venue là, que cet endroit du monde existait réellement, de toute éternité dans l’éphémère de sa géographie, et que l’année de ce voyage manqué, il aurait tout autant été lui-même qu’en cet instant précis, l’avait de fait été sans nous dans l’impensable espace de sa respiration. Au loin se devinait le sillage d’un bateau, sans doute en provenance d’Evian dont l’agglomération n’était qu’un scintillement plus clair sur l’autre rive. Une vibration de l’altitude révélait également le glissement d’un avion dans les régions les plus intenses du bleu total où s’étendait toute chose. Comme une lente inflexion vocale, sans harmonie ni mélodie, née de la matière même du ciel où elle se résorbait graduellement, tandis que je restais debout, le dos légèrement appuyé à la portière de la voiture.
Ne sachant pas de quel côté l’itinéraire était plus court et ne me souciant guère de l’heure, je décidai de passer par Genève. Depuis longtemps déjà, l’après-midi était entrée dans le domaine des heures horizontales. Tous les volumes et les reliefs étaient baignés de clarté mûre comme de la pulpe de raisin. Malgré le lac, il faisait chaud et je roulais vitres ouvertes. Notre projet d’alors avait été de trouver un hôtel près de Thonon afin d’échapper à la foule d’Evian. En cette saison, il y aurait moins de monde, mais je tenais à faire comme nous l’avions voulu. Je dépassai Thonon, et me trouvai bientôt tout près du lac dont j’entendais les eaux claquer mollement comme des tentures sur les galets d’une plage étroite, craignant de ne rien découvrir qui corresponde à mon espoir. A aucun prix, je ne voulais loger en ville ou sur les contreforts de la montagne. J’étais ici pour le Léman au bord duquel nous n’avions pu venir, Lucien et moi, l’été de son décès, et dont j’avais souvent rêvé sans le connaître, pendant l’automne et tout l’hiver suivant, dans les plus durs moments des premiers mois. Mais j’ignorais en fait si des hôtels étaient bâtis de ce côté. L’étroitesse de la rive paraissait démentir cette hypothèse et j’avais beau rouler lentement, fouillant des yeux le paysage, je commençais à accepter l’idée qu’il me faudrait continuer plus loin qu’Evian. Pourtant, la route s’écarta de nouveau du lac et traversa une longue presqu’île boisée où l’odeur des feuillages se mélangeait à celle de l’eau. Sous l’envoûtement des branches qui protégeait la nationale, l’oscillation de la lumière hypnotisait un peu. Après une journée de voyage, il était temps d’arriver quelque part. Les bois qui m’entouraient diffusaient une fraîcheur et un parfum qui délassaient mais incitaient à s’endormir, et la clôture de l’horizon, de part et d’autre de la route, me mettait mal à l’aise. Un mur délimitant un parc apparut à ma gauche et peu après un grand portail ouvert surmonté d’une enseigne sur laquelle je pus lire : Hôtel de l’Ermitage. Je ralentis, tournai et m’engageai dans une allée qui descendait en sinuant sous des érables aux feuilles rendues brun mauve par la clarté de contre jour. Je vis enfin l’hôtel en contrebas et devinai le miroitement du lac à travers des trouées de branches. Quelques voitures étaient garées sur le parking, le long de la façade. Les lieux correspondaient à mon attente, mais dans cette heure, au milieu de ces arbres aux frondaisons trop vastes engluées d’ombre et de silence, ils étaient oppressants, et je faillis faire demi-tour. Alors, tout l’épuisement latent qui me guettait depuis deux heures glissa sur moi, et je cédai.
Comme je le supposais, l’hôtel était quasiment vide. Je n’eus donc aucun mal à obtenir une chambre avec balcon donnant du côté du Léman. Tandis que l’on enregistrait mon arrivée, me parvenait d’une pièce voisine le son d’un reportage transmis par un téléviseur. Je n’en comprenais pas l’objet, mais la rumeur des voix répercutées derrière le hall de réception accentuait la sensation d’espace inoccupé, me laissant deviner une succession de vastes salles ensommeillées. De loin, à travers une porte entrouverte, j’apercevais les baies vitrées de la salle à manger, avec à l’arrière-plan l’étendue immobile des eaux luisantes et presque blanches. Enfin, je pus gagner ma chambre et m’allongeai tout habillée. La pièce était plongée dans la pénombre car les volets et les tentures avaient été tenus fermés contre l’éclat du jour. Il y régnait ce parfum gris d’attente et de poussière qui hante les vieux hôtels. Machinalement, j’avais ouvert un bras dans le travers du lit, et malgré la fatigue de mon voyage, mon attention était extrême, comme si quelqu’un ou quelque chose allait bouger tout près de moi, peut-être se montrer un bref instant, au moment même où je glisserais dans le sommeil. Mais rien ne vint et je ne dormis pas. Je patientai ainsi jusqu’à l’heure du dîner, tandis que peu à peu se diluaient les formes de la chambre. Lorsque je descendis, la rumeur du téléviseur continuait de résonner dans un petit salon où j’aperçus quelques visages si concentrés qu’ils ne prêtèrent nulle attention à mon passage. Dans la salle à manger occupant tout l’arrière du bâtiment, la fin du jour envahissait la vue de tons indéfinis, comme en pleine mer.
On m’installa non loin d’un petit groupe de pensionnaires entre deux âges qui discutaient d’une table à l’autre et firent silence à mon entrée. Bientôt, les rares personnes que je venais d’apercevoir dans le petit salon les rejoignirent. Ils se lancèrent dans une conversation que je ne compris pas sur le moment, tant m’absorbaient les gradations de la lumière crépusculaire portée sur la surface des eaux jusqu’à l’immense et solennelle salle à manger panoramique où l’assemblée de dix convives dont je faisais partie semblait à peine réelle au milieu d’une centaine de tables vides, pourtant minutieusement dressées pour des dîneurs absents qui ne viendraient jamais. Les baies vitrées dessinaient un long demi-cercle en avancée au-dessus du Léman. A contempler le lent mouvement de l’eau, je finissais par perdre tout repère. Se détachant de son rivage, l’hôtel appareillait silencieusement. Des mots sortis de la conversation qui se continuait non loin de moi vinrent frapper mes oreilles : « sans précédent », « vraiment horrible », « inconcevable ». Je devinai que quelque part une catastrophe avait eu lieu au cours de la journée. Sans doute étais-ce l’objet du reportage diffusé tout à l’heure par le téléviseur que j’avais entendu ; mais je n’étais pas là pour me préoccuper de drames contre lesquels je ne pouvais rien d’autre que pousser à mon tour de vaines exclamations conventionnelles. Ce soir, je n’existais que pour le lac et la décantation de la lumière, pour cet appareillage sans cesse recommençant de la souplesse, et tout le vide offert où voyageaient mes yeux. Sur l’autre bord, il y avait les montagnes en frise horizontale, très longues et en suspens, une vague unie d’obscurité latente ; et au-delà, cette pâleur dilatée du ciel, si proche de l’incolore que l’on se demandait d’où émanaient les tons phosphorescents qui arrivaient par nappes à la surface du lac. Ils affluaient mystérieusement, comme la mémoire restituée de la journée dissoute, et mieux encore, ils paraissaient en révéler la qualité fondamentale : ce pur esprit de la métamorphose, lentement diffusé sur le glissement des eaux.
Le serveur s’approcha, prit ma commande et dit que si je le voulais je pourrais suivre après dîner, dans le petit salon attenant au couloir, le fil des événements qui venaient d’avoir lieu. Je remerciai d’un signe de la tête, à nouveau captivée par les modulations indéfinies de l’après jour. Qu’avaient-ils donc à vouloir tous que je ne puisse être tranquille, entièrement seule avec le dépouillement du monde ? Dorénavant, assise  dans cette salle à manger de mi septembre déserté, je n’appartenais plus qu’au seul mouvement fluant du paysage qui naviguait  graduellement vers la couleur de l’invisible. Je pensai de nouveau à celle qui m’avait précédée sur le chemin de l’effacement. Peut-être était-ce un tel accord qui avait subjugué Marie Vanesse en ce soir de juillet où un serveur l’avait vu s’éloigner. Puis cette pensée disparut à son tour, comme le faisceau d’une ligne directrice devenue inutile. Je bus et je mangeai paisiblement, dans le bonheur d’être anonyme. Je pressentais toutefois que je déconcertais la petite colonie des pensionnaires que j’entendais vaguement à mes côtés. Depuis longtemps, nul aliment n’avait sans doute été donné à leur curiosité. Ils disposaient à eux tout seuls de cet hôtel dont le nom d’« Ermitage » s’accordait tant à la saison intermédiaire où nous étions, entre l’éclat du plein été et la tombée fumeuse des premières pluies d’automne. Voici qu’une inconnue avait ce soir fait irruption dans la salle à manger de leur quiétude un peu atone, rompant l’ordre discret d’un petit monde humain mal préparé à recevoir la nouveauté, et en même temps, certainement désireux d’en déguster l’anomalie si par hasard elle venait à surgir. Aussi, malgré les événements du jour, ma présence imprévue ne manquait  sûrement pas de stupéfier et fasciner un peu leur vigilance régénérée. Je devinais de brefs regards en coin, des mots couverts et des silences.  On ne pouvait nier que de la part d’une candidate à la disparition qui ne veut pas laisser de trace, le choix de cet hôtel n’était guère judicieux. A un certain moment, je faillis même en rire. De toute façon, je ne les verrai pas dans la journée, et rien ne me retient ici, pensais-je, tout en continuant de contempler les fines déclinaisons de la lumière. Je savais bien pourtant qu’il me serait très difficile de m’arracher au paysage qui venait de m’ouvrir dès le premier abord son étendue entièrement vide.
Je songeai de nouveau à ce fragment de la Genèse qui m’avait visitée pendant l’après-midi. Il y avait eu aussi un premier soir, le premier soir, lorsque toute chose avait été formée ; et c’était lui que je voyais en ce moment, recomposé derrière les baies vitrées : le monde encore désert où passe l’irisation fondamentale de l’incompréhensible, avant qu’une première nuit ne vienne et ne l’étende sous sa dilatation. J’avais souvent entendu dire que le Léman demeure un lac sauvage, malgré les agglomérations et les villages semés autour de son croissant, mais je n’avais jamais imaginé qu’il imposerait d’emblée sa nudité intemporelle avec une telle puissance, les eaux venant avec les eaux, en infini de diffraction, comme une montée de minéraux liquides apportant le reflet des lieux les plus obscurs dans leur éclat laiteux ; et tout cela, sans même le moindre emportement de vagues. C’était bien là l’endroit où je devais me rendre et me tenir dorénavant, quoi qu’il advienne. Je me levai. Les autres pensionnaires avaient déjà quitté la salle. Ce fut donc seule que j’avançai parmi les tables inutilement dressées, seule à la proue de cet hôtel, tandis que maintenant, les eaux décolorées s’assombrissaient très vite et que la ligne des montagnes se transformait au loin en une muraille d’opacité. Il n’y avait plus que le lac, entourant la salle à manger sur trois côtés de son étrange respiration luisante, et mon image, projetée dans le lointain par le reflet des lampes contre les vitres, juste au-dessus de cette ondulation sépia qui continuellement venait dans la distance.
Lorsque je suis passée devant  la porte du petit salon où tous les pensionnaires étaient groupés, je n’ai pas pu cette fois manquer de percevoir distinctement la voix qui commentait le reportage télévisé. J’ai entendu ces mots qui ne cessaient de répéter la même nouvelle inconcevable, aussi étrange et irréelle que la rupture soudaine du plein azur sous la pression du vide cosmique : « Terribles attentats à Manhattan ». « Probablement plusieurs milliers de morts ». « D’autres attaques sur l’Amérique. La fermeture de l’espace aérien ».
Je suis entrée dans le salon sans réfléchir, ne voyant des images montrées en ce moment que le reflet bleuté sur les visages des pensionnaires. Instinctivement, on m’a fait place et je me suis assise sur le bord d’un fauteuil.
Et maintenant, les yeux fixés sur la télévision, je vois la partie supérieure d’une des deux Tours Jumelles dans la pureté du ciel. C’est un matin d’espace, de transparence et de silence, le double américain du jour naissant qui tout à l’heure entourait mes derniers préparatifs et mon départ, il y a déjà tellement longtemps me semble-t-il. Je pourrais presque croire que je suis arrivée ici, non pas ce soir, mais depuis plusieurs jours, peut-être même plusieurs semaines, et que l’oubli a commencé de recouvrir toute cette partie de mon passé d’une fine buée dorée. Puis ce qui  semble être une image conçue et dessinée sur un ordinateur, représentant la silhouette d’un avion blanc, légèrement disproportionnée par rapport à la tour dont elle s’approche, fait son apparition, à la droite de l’écran. La silhouette mobile glisse à présent derrière la tour, et je n’en comprends pas la raison d’être. Il n’y a plus que le sommet du monolithe en verre délicatement tracé contre l’azur par une résille de lumière blonde. Mais contre toute attente, au lieu d’avoir fondu sa trajectoire à la densité bleue de l’horizon, la figurine reparaît sur la gauche, dans un élan tendu dont l’angle est si fermé qu’aucun avion réel ne saurait l’épouser aussi précisément. Ce n’est qu’à la seconde exacte où l’appareil, crevant les baies vitrées et les structures d’acier, s’enfonce intégralement dans l’édifice, en déployant un éventail de feu roulant, que je conçois enfin la vraie nature de ces images. Je sais, en un seul cri figé dans la stupeur, que tous les passagers de l’appareil ont non seulement été pulvérisés, mais que leur mort n’est pas accidentelle. Je sais ce qui depuis des heures rôdait autour de moi dans la rumeur des reportages télévisés, les bribes de la conversation que j’entendais dans la salle à manger et les mots sibyllins que le serveur murmurait tout à l’heure en prenant ma commande. Pourtant ce n’est pas tout. D’autres images déferlent maintenant en un flux incessant, charriant, comme des rochers aux angles acérés entraînés par une avalanche ou un torrent, tous les aspects furieux de l’événement qui vient de se produire, jusqu’à l’effondrement des tours dans les nuées ardentes qui envahissent inexorablement les rues voisines, puis tout le sud de Manhattan. Je sais dorénavant que les deux tours, posées sur la clarté du temps, à la surface de la photographie que j’ai trouvée ce matin même à mon réveil, sont devenues ces bouillonnantes statues de cendres blanches qui se déplacent en titubant dans le chaos de leur folie et se répandent, interminablement, sans que l’on sache si c’est vitesse la plus extrême et la plus foudroyante, ou au contraire lenteur, tendue à l’infini par sa solennité d’apocalypse.
Il n’y avait plus rien que cette poussée irrésistible, opaque et suffocante, d’une monstrueuse souplesse. Puis de nouveau, des silhouettes humaines qui émergeaient de rien et se ruaient dans la poussière ; ailleurs, des foules à pied en longs rameaux disséminés ; partout, les clameurs des sirènes vrillant les rues, semblables à des geysers d’eau vénéneuse fusant d’un sol contaminé. Autant d’éclats aigus du même désastre inexplicable que, malgré tout, des journalistes et des experts tentaient sans fin d’interpréter.  De ce magma de cris, de commentaires et de visages, finit par naître une seule question : qu’était donc devenue mon amie Simona, qui m’avait envoyée la veille cette merveilleuse photographie d’un Manhattan encore intact, tel un cristal incomparable, dans la lumière épanouie de cet ultime après-midi de grâce et d’équilibre pur, sur l’autre bord du temps ? Je savais bien, par le message accompagnant cette vue parfaite, que Simona habitait un hôtel du côté de Broadway, mais rien n’interdisait qu’elle soit allée dès le matin se promener dans le secteur des tours, ni même qu’après les avoir contemplées la veille, elle ait voulu monter jusqu’au sommet de l’une d’entre elles et se soit trouvée là, en plein cœur de la cible, au moment même où l’événement avait eu lieu. De telles coïncidences ont beau sembler a priori plus qu’incertaines, elles n’en demeurent pas moins des probabilités réelles. Ne devais-je pas m’apercevoir quelques instants plus tard que l’un des rescapés interrogés ce soir était en fait l’un de mes anciens condisciples de lycée, perdu de vue depuis de longues années, puis tout à coup, absurdement et miraculeusement réapparu non loin des ruines de la tour nord, où dirigeant une mission commerciale représentant des intérêts européens en Amérique, il avait travaillé pendant plusieurs années, ainsi qu’il l’expliqua péniblement, d’une voix noyée de vide, au reporter français qu’il venait de croiser par pur hasard à l’angle de deux rues entièrement tapissées de poudre blanche et de gravats fumants ? Tout devenait soudain possible, et particulièrement le pire. Comment pouvais-je savoir ? me demandais-je, tandis que l’irruption des deux avions dans le ciel incrédule de Manhattan était une nouvelle fois montrée, accompagnée d’un nouveau résumé des événements. Je connaissais l’adresse électronique de mon amie. Il suffisait de lui écrire, avec l’espoir qu’elle répondrait. Mais cet hôtel disposait-il d’une connexion informatique me permettant d’envoyer un message ?
Je me levai et saluai les pensionnaires d’un simple signe de la tête. Captivés par les reportages qui défilaient devant leurs yeux, ils ne prêtèrent guère attention à mon départ. Dès que je fus dans le couloir et m’éloignai vers le bureau de réception, le son des voix redevint une rumeur, et je songeai que même les actualités les plus violentes et les plus dramatiques ne sont jamais que le halo peu convaincant de la réalité qu’elles prétendent évoquer. Pourtant, je le savais cette fois sans aucun doute, les événements de la journée étaient d’une importance majeure, et je sentais d’ailleurs vibrer en moi comme un écho particulier du tremblement fondamental qu’ils avaient brutalement communiqué au monde entier, peut-être d’autant plus qu’ici, j’étais entièrement seule et sans attaches. Comme je m’y attendais l’hôtel ne disposait d’aucun moyen d’envoyer un message, mais on me dit qu’en allant à Evian je trouverais une brasserie qui était équipée d’ordinateurs. Elle fermait tard et je n’avais que quelques kilomètres à faire. Bien loin de me déplaire, la perspective d’accomplir ce trajet, surtout après avoir vu ces images, me soulageait. Le parc de l’hôtel était désert et presque totalement plongé dans les ténèbres. Je percevais au loin l’ondulation du lac, paisible et régulière, une lente respiration discrète qui sans avoir à insister révélait aussitôt l’ordre essentiel du monde. C’était un calme étrange et envoûtant qui, dans ces circonstances, inspirait à la fois un sentiment de réconfort et de présage. Instinctivement, j’ai regardé autour de moi afin de vérifier que tout était vraiment normal. Je suis montée dans ma voiture sans me hâter, et le bruit du moteur m’a étonnée, tant la quiétude était complète : même une automobile que l’on mettait en marche ne pouvait la troubler. En remontant l’allée, mes craintes se sont atténuées. Je savais bien qu’une telle coïncidence était tout de même peu vraisemblable. Je me disais que Simona devait encore être à l’hôtel, devant son petit déjeuner, à l’heure où le premier avion avait plongé sur la tour nord. Mais il fallait aller jusqu’à Evian et trouver la brasserie qu’on m’avait indiquée afin d’envoyer un message. J’ai regagné la nationale. Quelques phalènes tournaient dans les lumières de la voiture et dérivaient de mon côté. J’étais la seule personne à circuler sur ce tronçon de route qui m’était inconnu. J’avais ouvert les vitres afin de respirer. Même si j’étais à peu près sûre que Simona était en vie, j’avais pourtant le sentiment de transporter en moi une bougie allumée, posée sur le plateau d’une table, au centre d’une pièce vide. A l’autre extrémité de la presqu’île, j’ai retrouvé le lac : une étendue soudaine d’obscurité totale ouverte en profondeur à la façon d’une transparence, comme une anomalie de la vision, qui malgré moi happait mon attention, creusant un intervalle immense dans la réalité, en lieu et place des lignes plus ou moins précises qui d’habitude révèlent la consistance d’un paysage et les obstacles successifs qu’il interpose entre les yeux et l’horizon ; et de l’autre côté, très loin, à la frontière de l’infini, bougeait le scintillement d’une ville en pure apesanteur.
Lorsque j’y suis entrée, le centre-ville d’Evian était désert, comme il doit être au plus glacial de la morte saison. Pourtant, c’était bien une tiédeur de fin d’été qui circulait parmi les rues tranquilles, et je sentais que si j’avais voulu j’aurais pu me promener jusqu’à l’aurore sans être incommodée par l’air venu du lac. Il ne m’a pas fallu longtemps pour trouver la brasserie qu’on m’avait signalée, puis m’installer devant l’un des ordinateurs et rédiger un bref message à l’intention de Simona. Ensuite, je suis restée assise au milieu des consommateurs, attendant une réponse qui ne viendrait peut-être pas avant le lendemain. Jamais je n’avais éprouvé une si grande solitude, pas même dans les semaines béantes qui avaient succédé à la mort de Lucien. Personne alors n’avait hurlé pour moi lorsque des nuits durant, j’avais veillé jusqu’à la cendre au milieu des ténèbres blanches d’une chambre vide, marché sans cesse, obstinément, d’un bord à l’autre des heures nues, accompagnée du seul battement de l’insomnie, comme si le rien s’épuisait à percer mon propre rien. Mais à présent, c’était tout autre chose. J’étais une anonyme par libre décision. Les événements dont je venais longuement de voir et de revoir les principales séquences ne faisaient qu’augmenter la certitude de ma résolution. Ce soir, malgré la ligne de fracture qu’ils avaient brutalement ouverte, peut-être même pour cette raison précise, j’avais le sentiment d’être en sécurité, ici, sur le bord du Léman, comme dans un no man’s land où nul ne serait en mesure de me localiser, aussi longtemps que je n’en bougerais pas. Il n’y avait autour de moi que des jeunes gens d’Evian qui discutaient, riaient, flirtaient, tout en buvant des bières, et pour lesquels Hélène Orlande n’existait pas. Je suis restée une heure, puis je suis repartie sans avoir reçu la réponse de Simona. Mais ce silence n’était pas inquiétant. J’étais certaine de trouver un message en revenant demain.
Le salon était vide, mais le téléviseur continuait de diffuser des reportages. Personne en s’en allant n’avait osé l’éteindre. Il semblait une personne chargée de demeurer auprès d’un mort et le veiller jusqu’au lever du jour. Hypnotisée, je me suis installée devant l’écran. Le son était plus bas que tout à l’heure et les images de catastrophe d’autant plus surprenantes. Je voyais les visages d’inconnus affolés qui marchaient au hasard. Certains d’entre eux répondaient aux questions des reporters sans s’arrêter. Peut-être ignoraient-ils qu’on leur parlait et ne prononçaient-ils quelques paroles haletantes et décousues que par simple réflexe. D’autres étaient immobiles et montraient des photographies en répétant un nom ou un prénom, puis se taisaient quelques instants et reprenaient leur litanie. Soudain, à l’arrière-plan, une silhouette est apparue, aussi perdue que toutes les autres. C’était une femme aux cheveux recouverts de poudre grise. Une femme très jeune aux yeux immensément ouverts dont remuaient les lèvres autour de mots absents. Simplement un visage qui s’était effacé parmi la foule, mais ce visage qui n’avait fait que dériver quelques instants devant la caméra, je le reconnus sur le champs : c’était celui de la jeune disparue de Saint Germain, Marie Vanesse, dans l’une des rues du sud de Manhattan où roulaient des clameurs et des fumées, comme les vagues déchaînées d’un océan fouetté par un cyclone. Je suis restée longtemps dans le salon, avec l’espoir de revoir cette image ou par hasard de retrouver le même visage filmé ailleurs dans une rue proche – en vain. Il y avait tant d’images, tant de passants tournant en rond que le chassé-croisé des journalistes et de la foule n’avait presque aucune chance de reformer les mêmes combinaisons deux fois consécutives. Il était maintenant très tard et j’étais épuisée. Je suis sortie, laissant l’appareil allumé dans le salon désert et suis montée me mettre au lit. A peine couchée, je me suis endormie couverte de visions que je n’arrivais pas à retenir ni davantage identifier. Je me souviens seulement qu’à un certain moment je me suis trouvée dans une pièce aux volets clos, dans une demi pénombre, parmi des meubles emballés de draps blancs, et devant moi, à contre-jour, quelqu’un restait debout, totalement immobile. C’était Lucien, je le savais, bien qu’aucun mot n’ait été dit. Il était là, à quelques pas de moi et j’arrivais à percevoir le flux ténu de sa respiration, tandis qu’autour de nous, dans la pénombre bleue, stagnait une étouffante chaleur d’après-midi caniculaire.
 
 
 

 

 

 

Léman I Peinture Marc-Henri Arfeux
Léman II Peinture Marc-Henri Arfeux
II
 
 
 
En ouvrant les volets, je le trouvai devant mes yeux. Il était là, limpide et largement ouvert, irréprochablement paisible et pur, sous la finesse de la lumière. Ses eaux venaient lécher la rive en contrebas, avec un son feutré qui ajoutait à sa présence visible l’équivalent d’une signature. La joie m’a envahie, et sans attendre, je me suis habillée, puis je suis descendue à la salle à manger. J’ai déjeuné, les yeux fixés sur la beauté de ce matin vivant, pressée d’aller tout près m’asseoir au bord de l’eau. Je désirais une véritable plage où je pourrais rester longtemps comme une simple touriste goûtant l’un de ces jours privilégiés de fin d’été où seules quelques personnes ont la jouissance du paysage. L’un des serveurs m’a conseillé la plage qui suit la côte depuis Thonon jusqu’à Amphion, petite localité dont dépendait l’hôtel, et je m’y suis rendue avec un frisson d’impatience, après être montée chercher quelques affaires et mettre mon maillot, à tout hasard.
C’était une plage de galets fins. Elle serpentait au bord du lac, sous l’épaulement d’un parc aux frondaisons touffues, dont les arbres avancés formaient un mince rideau entre la rive et un sentier de terre. D’épais buissons délimitaient des zones de graviers nus, comme d’étroites pièces à ciel ouvert où quelques rares baigneurs étaient déjà postés sur leurs serviettes : essentiellement des femmes qui ne travaillant pas étaient venues toutes seules, ou avec des enfants trop jeunes pour aller à l’école, et quelques retraités, visiblement allemands et britanniques, dont quelques-uns s’aventuraient déjà dans les eaux fraîches en étendant les bras. J’ai soigneusement choisi ma place, non loin d’un couple aux cheveux blonds très pâles, à la limite entre la ligne de d’ombre et de lumière qui festonnait la plage. Allongée sur les coudes, la tête appuyée à mon sac, j’ai regardé autour de moi les milliers de galets d’un gris léger veiné de signes et de dessins plus sombres, prenant conscience que chacun d’eux était unique car différent de tous les autres, ainsi qu’un peuple de visages minutieusement sculptés avec une infinie douceur, ou des tablettes gravées de signes inconnus, en nombre incalculable, bibliothèque disséminée au bord du lac, vestige de quelque civilisation sans nom dont tous les mythes et les mystères, tous les poèmes et les traités savants se seraient trouvés là, exposés en plein air sans que personne ait jusqu’alors soupçonné leur secret. Ils dessinaient une vaste tapisserie aux formes ondulées qui descendait sous la surface des eaux. J’en cueillis quelques uns Ils étaient loin d’être unanimement gris. Derrière cette apparence se révélait une variété inattendue de tons et de matières. Il y en avait de blancs, mouchetés de minuscules points rouges qui les faisaient ressembler à des œufs. D’autres étaient verts comme de la jade, ou d’un rosé de pamplemousse, ou bien encore d’un jaune léger semblable à la couleur de la lumière tôt le matin, ou même d’une transparence un peu troublée qui évoquait des flaques fossilisées. Une fois qu’on les avait saisis, on était pris au piège de leur beauté. Il était difficile de les restituer au fouillis minéral dont ils étaient sortis. Je songeai aux baigneurs qui avant moi avaient rempli des poches et alourdis des sacs de plage pour emporter quelques fragments de ce trésor.
Le monde à l’horizon était une fluidité pulpeuse. Il affluait graduellement à l’intérieur d’un léger voile qui diffusait ses formes en mouvement, comme une fumée devenant lignes et volumes d’objets tangibles et scintillants. Ce n’étaient pas tout à fait des objets, mais des présences qui peu à peu se condensaient et se répartissaient dans la distance, masses cristallines, flottant comme des îlots à l’intérieur du paysage dont patiemment elles assemblaient le corps de transparence et de sérénité. Ici, de ce côté du monde où je m’étais assise, les mains autour de mes genoux, le dos très droit, mais souple et détendu, la tête un peu inclinée vers l’avant, je recevais et accueillais cette fine visitation, en respirant profondément, comme si quelqu’un venait de prendre place à mes côtés, frôlant à peine mon coude et mon épaule. Des grappes de bulles venaient sur chaque ondulation de l’eau, se balançaient et scintillaient, tels des chapelets de fleurs portées au creux d’une paume qui aurait eu la consistance de l’air. Je sortis de mon sac la merveilleuse photographie que Simona m’avait fait parvenir pendant que je dormais, la veille de mon départ. Une brise la faisait palpiter entre mes doigts et renvoyer de mon côté de minces reflets sensibles. Combien de gens avaient trouvé la mort dans les deux attentats ? Le couple aux cheveux pâles lisait en ce moment un quotidien dont je voyais trembler la première page au-dessus des galets. Je devinais de loin une photo en couleur représentant les tours dévorées par les flammes. J’aurais pu moi aussi acheter quelques journaux et lire les comptes rendus de l’événement. Cela aurait-il eu le moindre sens ? Le ciel de Manhattan avait été assassiné, et je tenais entre mes doigts l’un des derniers regards qu’il avait fait planer sur l’île. C’était un autre temps dont on pouvait douter qu’il ait jamais gonflé sa plénitude, comme un fanion sur le sommet d’un mât, dans la promesse de l’air serein. Là-bas, dans l’au-delà de la matinée pure qui traversait en ce moment le lac, n’en subsistaient que les gravats, sous la lente retombée des cendres incolores. Là-bas, c’était encore la nuit, la première nuit après, et quelque part, dans l’insomnie de toute une ville, errait une inconnue nommée Marie Vanesse. Peut-être avait-elle perdu la mémoire, ou bien, tout au contraire, ne pouvait-elle un seul instant cesser de se souvenir de la seconde où s’était effondré le temps.
Pour moi aussi, il y avait eu la première nuit après. Un tel silence qu’il devenait une forme atroce, insoupçonnée et raffinée du plus bruit le plus strident. Le même supplice avait duré jusqu’à l’aurore de nombreuses nuits durant, et même le jour, il était là, sous la trame apparente du quotidien. Ces nuits, ces jours, puis ces semaines et ces saisons avaient été l’équivalent d’un bandeau blanc opaque serré contre mes yeux. Pendant les cinq années qui s’étaient écoulées depuis cette première nuit, j’avais été réduite à tâtonner dans les ténèbres blanches de ce bandeau, sans même m’en rendre compte.
Des grappes de bulles venaient dans la lumière, portées comme des offrandes sur chaque ondulation de l’eau, des fleurs infiniment fragiles que l’on aurait confiées à la respiration paisible du Léman. Elles s’élevaient, glissaient, redescendaient et scintillaient vivement en s’approchant du bord, toujours suivies de nouvelles arrivantes qui parvenaient du large sur le poumon mobile de l’eau. Puis elles se déversaient sur les galets de la lisière de plage qu’elles recouvraient d’un film lumineux, tourbillonnaient, se démultipliaient et repartaient en sens inverse accueillir les suivantes qu’elles enlaçaient dans l’expansion des lignes d’ondes successivement insinuées comme de longs doigts luisants manipulant des pierres précieuses. Sur l’autre rive, du côté de Lausanne, apparut un reflet rectangulaire qui dessinait l’épure d’un grand immeuble en verre. Alors le voile de brume se dilua et la lumière surgit dans toute sa force matinale. Les choses trouvèrent leur densité dans la couleur montée soudain du large, comme un afflux de sang dans l’énergie d’un corps qui fait danser ses muscles et entre dans l’espace, nageur dont on voit battre en rythme régulier les membres lisses dans un ourlet d’écume.  Très loin à gauche, dans une zone invisible de la côte, un appel rauque et étouffé s’épanouit, erra en ligne droite et vibra sourdement, en écho de lui-même. Ce devait être un navire de croisière qui se préparait à entrer dans le port de Thonon. Son brame étrange glissait sur l’air, tel un oiseau d’automne, avec une lenteur hypnotique et entêtante, révélant pour l’oreille l’immensité du vide séparant les deux rives. Ou mieux encore : me révélant que l’intervalle du lac était un milieu vide, caverne à ciel ouvert où circulaient les voix mélancoliques d’êtres égarés qui restaient prisonniers de ce désert liquide en forme de croissant lunaire. Pourtant, comme la beauté du paysage était profonde et apaisante, en ce matin de haute limpidité. Comme la splendeur du monde était réelle, juste à portée de main, tel un visage dont on sent la tiédeur au bout des doigts qui vont toucher sa peau, suivre les lignes de ses joues, rejoindre le contour des lèvres où passe le fil du souffle nu. L’ombre des pins et des noyers bordant la plage repliait peu à peu sa tenture bleue. Elle flottait à présent sur mes genoux et je voyais mes jambes entrer dans la lumière venue du large.
Non loin de moi, un homme vint s’accroupir auprès du lac. Plongeant les doigts sous l’eau, il en retirait des galets ruisselants de différentes couleurs, qu’il déposait sur une serviette de bain. Quand il eut entassé sur la serviette une trentaine de galets, il les examina minutieusement, en rejeta certains, classa les autres par rangées successives. Puis un par un, il les redéposa sous la surface, le long d’une ligne horizontale, parallèlement à l’axe du rivage. Lorsqu’il eut terminé, il observa le résultat de ce travail, sortit de son étui un appareil photographique et prit plusieurs images des galets alignés avant de revenir s’asseoir sous la ramure d’un pin, les yeux fixés sur l’horizon. Il finit par se mettre à lire. J’en profitai pour me lever et m’approcher du lac, curieuse de voir ce que cet homme venait de faire. Je contemplai longtemps la profondeur du paysage. Une senteur de fumée, sans doute rabattue d’un jardin où l’on brûlait des herbes sèches, arrivait sur la houle. Ainsi portée au ras de l’eau, elle paraissait venir d’en face, après avoir franchi tout le Léman dans sa plus grande largeur. Son âpreté subtile était tellement inattendue que l’on était tenté de rechercher des yeux une île inexistante. Je m’inclinai doucement et plongeai le regard sous la surface. Les galets alignés reposaient sur un sol de plus petits tessons contre lesquels chaque fois qu’une onde venait mourir contre la rive, ils semblaient onduler, comme un collier aux pierres de formes et de couleurs distinctes. Ensuite, la droite qu’ils dessinaient retrouvait toute sa rectitude. On aurait alors dit une colonne vertébrale fossilisée, miraculeusement conservée, que le mouvement des vagues avait fini par dégager du monde obscur où elle était restée enfouie pendant peut-être des millions d’années. Le chatoiement des tons, la pureté des substances suggéraient cependant un pur décor dont l’arbitraire énigmatique me fascinait. C’était une chose si simple, et malgré tout si minutieuse et raffinée, que je ne pouvais plus m’en arracher. Chaque fois qu’un lent mouvement de houle se diffusait jusqu’au rebord, elle semblait à nouveau tout près de se brouiller, puis se recomposait avec des scintillements ténus, forme vivante en suspension, d’autant plus émouvante qu’on aurait pu passer à ses côtés sans même l’apercevoir, d’autant plus belle qu’elle ne revendiquait ni n’exhibait aucune espèce de sens. Elle était seulement là, limpide parmi les eaux limpides, et elle aussi, comme tout à l’heure le chuchotement de flux et du reflux sous mon balcon, était une signature.
L’appel rauque et ouaté retentit de nouveau à gauche. Une vibration de couleur blanche fusa dans le lointain, se déplia, construisant peu à peu sa masse en lent mouvement. Oui c’était bien un navire de croisière, l’un de ces longs bâtiments blancs aux cheminées penchées que j’avais vus photographiés dans un dépliant touristique, cinq ans plus tôt, lorsque Lucien et moi pensions encore avoir le temps de séjourner ici, quelques semaines de pur oubli au plein cœur de l’été. Nous nous étions promis de prendre un de ces navires au cours d’une belle après-midi, pour aller à Lausanne et revenir à la tombée du soir. Peut-être aurions-nous voyagé sur celui passait en ce moment à hauteur de la plage, si net et clair dans le soleil qu’on pouvait distinguer les passagers installés sur le pont. Son nom, La Suisse, se lisait sans effort. Il avançait dans une trépidation d’écume et de machines, qu’il traînait avec lui comme une guirlande multicolore. Sa vitesse relative par rapport à l’espace ouvert où il évoluait donnait le temps de bien le suivre, jusqu’au moment où son profil commença de se perdre sur la droite. Des trains de vagues créées par les hélices survinrent soudain en se ruant, éclatèrent violemment à quatre ou cinq reprises, projetant sur ma poitrine et mon visage de longues salves étoilées. Lorsque le bouillonnement cessa, restituant à l’eau sa transparence, la ligne chatoyante que j’avais admirée n’existait plus. Je revins à la place où était déposé mon sac et m’assis de nouveau, tout le visage cette fois baigné par le soleil. Oui, certainement, Lucien et moi aurions fait une croisière sur le Léman. Nous nous serions trouvés sur le pont d’un navire élégamment fuselé, gagnant d’abord le port d’Evian, puis obliquant du côté de Lausanne et parvenant à mi chemin entre les deux rivages, dans la zone lisse et silencieuse où la vitesse et les distances n’existent plus, par une après-midi de fin juillet. Au lieu de quoi, c’était dans l’espace exigu d’une chambre d’hôpital que pour la dernière fois nos yeux s’étaient mutuellement interrogés. Dehors, derrière les stores, la splendeur de l’été pleuvait sur un jardin dont nous aurions pu sentir les parfums si la fenêtre avait été ouverte. J’étais restée longtemps, assise auprès du lit. Le plus souvent, Lucien s’assoupissait. Je finissais par regarder le sol ou feuilleter sans penser un magazine. Quand je levais la tête, je trouvais quelquefois ses yeux ouverts fixés sur moi. Je lui prenais la main, la déplaçais contre les draps, la rapprochait de moi et je restais ainsi, longuement, jusqu’à ce que de nouveau il ferme les paupières. Il n’avait pas la force de parler, mais s’efforça de me sourire à deux ou trois reprises. C’était ainsi. Nous ne partirions pas sur les bords du Léman, mais à vrai dire, je ne pensais même pas à ce voyage manqué. Je ne vivais que la distillation de chaque seconde. L’idée du plus jamais n’arrivait pas à surnager de mon esprit. Lucien et moi étions tous deux, chacun à sa manière, à l’intérieur d’un bloc de présent pur où nous glissions avec une infinie lenteur, comme si nous avions été prisonniers de l’un des galets translucides qui tout à l’heure formaient cette ligne si fragile au bord du lac. Il n’était pas possible de penser : « nous ne pourrons jamais faire ce voyage ». Il n’était pas  du tout possible de penser. Tout simplement. Je n’en prenais conscience qu’un ce moment, cinq ans plus tard, en ce matin de mi septembre, assise devant le lac où le long bateau blanc venait de s’avancer solennellement dans le soleil, avant de disparaître au-delà de la courbe de la plage.
Il devait à présent tourner à l’intérieur du port d’Evian et ralentir à hauteur d’un ponton où attendaient des voyageurs. Une brise venait agiter ma serviette et les pans de ma jupe autour de mes chevilles, comme en dernier écho de son passage à ma hauteur. Là-bas, au port d’Evian, les passagers devaient commencer d’embarquer, sans doute en petit nombre, et la sirène allait à nouveau résonner, de sa voix grave et étouffée, comme une pensée rasant les vagues, au moment du départ, lorsque le pont d’accès aurait été tiré à quai et les amarres rendues d’un élan souple aux hommes de l’équipage  D’ici, on ne pouvait pas même entendre, ni seulement deviner, l’ombre sonore de la sirène à cet instant où il quitterait le port et s’enfoncerait dans le régions légères de l’eau, du vent et du soleil. L’homme à côté de moi s’était levé et s’était approché du bord. Il regardait le lieu où patiemment il avait édifié sa ligne de galets, ou plus exactement, il en cherchait la place exacte, car les remous avaient si bien brouillés tous les repères que manifestement il ne parvenait pas à retrouver le point où tout à l’heure il s’était accroupi afin de contempler son œuvre et la photographier. J’aimais le calme avec lequel il explorait des yeux le berceau chaotique où le mouvement de houle imperceptible faisait rouler et osciller les plus petits galets. Il n’était attentif à rien au monde qu’à ce lent balancement de tapisserie. Posté à l’avant poste du silence, il regardait à la lisière du lac, si bien que pour lui seul il n’existait d’autre réalité, dans ce moment si vaste et si étrange, et cependant, je devinais confusément que sa concentration sur un seul point était aussi une participation à tout le paysage. Cette certitude me rassura. Quelques secondes auparavant, j’avais failli partir, céder ma propre place dans cet ensemble si parfait qu’il devenait insupportable ou simplement trop clair, comme une formule d’apparence hermétique dont tout à coup le sens devient terriblement limpide et décisif. Mais je m’étais reprise. La lente décantation de la beauté avait cessé de m’être hostile. Tout au contraire, elle m’apaisait, me regardait en face d’un invisible et très patient regard de compassion, comme si un dieu sans forme et sans matière émanait subtilement des formes et des matières de ce matin superbe, et devenait par lui sourire du temps, avec le vent léger, la houle à peine gonflée, l’air lumineux docile aux êtres et aux présences tissant le monde visible. Puis l’homme s’est redressé et éloigné le long du lac. Alors je me suis à mon tour senti le droit de m’en aller.
Mais je ne voulais pas partir sans être sûre de retrouver ma place. J’ai choisi un galet d’un gris bleuté strié de griffures blanches, plus gros que tous les autres, sous l’un des pins qui ombrageaient encore tout l’arrière de la plage. Je l’ai dressé et enfoncé de quelques centimètres afin qu’il reste stable, témoin de mon passage en cet endroit précis, que je reconnaîtrais de loin lorsque je reviendrais ce soir, plus vraisemblablement demain, si le beau temps se maintenait. Satisfaite de cette précaution, je suis ensuite revenue mes pas, longeant une seconde fois les petites plages presque désertes que cloisonnaient de lourds buissons opaques, jetant un œil aux rares personnes qui s’y trouvaient assises et allongées sur des serviettes, îlots multicolores dans le calme irréel de ce premier matin après les attentats de Manhattan. Une fois montée dans ma voiture, je me suis rendue à Thonon qui se trouvait à moins d’un kilomètre, acheter quelques journaux et m’installer à une terrasse. J’aurais aussi bien pu rouler en sens inverse et retourner jusqu’à Evian, dans la brasserie qu’on m’avait indiquée la veille, afin de voir si une réponse m’avait déjà été donnée par Simona. Mais je savais qu’il était bien trop tôt. Même si personne n’avait dû trouver le sommeil, c’était encore la nuit pour plusieurs heures à Manhattan. Aucun message éventuel n’en parviendrait avant qu’ici l’après-midi soit entamée. Je me retrouvai donc assise sur une place agréable, à côté d’un marché, dépliant mes journaux et leurs visions et leurs paroles de catastrophe, tandis qu’autour de moi l’activité d’une journée ordinaire de basse saison animait calmement cette petite ville où je n’étais encore jamais venue. Telle que j’aurais certainement pu la voir en cette période, avec Lucien si nous avions finalement décidé de prendre nos vacances en fin d’été, après le départ des touristes ; avec Lucien, si finalement la maladie ne s’était pas interposée.
En feuilletant les journaux, j’espérais plus ou moins tomber sur une photographie représentant Maris Vanesse au milieu de la foule errante. Evidemment, je n’en trouvai aucune. Nombreuses étaient les éditions qui en revanche évoquaient en détail la façon proprement miraculeuse dont l’ancien ancien condisciple de lycée que j’avais vu la veille à la télévision, était sorti indemne de la tour nord, quelques minutes avant son écroulement. La même photographie le montrait dans la rue ou un cameraman français l’avait croisé, au milieu des gravats et de l’épaisse fumée qui déployait ses tentacules dans tout le sud de Manhattan. Très grand, hagard, son costume élégant et ses cheveux couverts de poudre grise, il ressemblait à une statue, par hasard épargnée, dans une ville bombardée. Autour de lui, le sol était jonché de débris improbables. Spectral, figé dans l’attitude de prostration d’un sans abri qui a depuis longtemps cessé de prêter attention à son aspect, il ne regardait pas le photographe, mais observait d’un œil absent le quartier ravagé, plongé dans une étrange pénombre sans couleurs. En un contraste étrange avec la cité désolée où il se tenait immobile, tel un personnage pétrifié sous une coulée de cendres, le temps n’avait pas eu de prise sur son visage depuis l’époque où je l’avais vaguement connu. Par lui, c’était tout un passé d’adolescence qui surgissait absurdement du milieu des décombres, comme si la terrifiante mâchoire qui avait  labouré et retourné d’un bloc toute une partie de Manhattan avait fait remonter des profondeurs un fragment isolé de ma première jeunesse, un peu comme la mémoire restitue sans méthode et par à-coups violents une figure secondaire, généralement insignifiante, de notre vie ancienne et l’érige en symbole improvisé, à notre grande stupéfaction. L’homme que je voyais là, fixé par la photographie dans cette posture de solitude irrémédiable, était le même que l’ancien camarade de classe auquel je n’avais dû adresser la parole qu’à deux ou trois reprises du temps que nous terminions nos études dans un  lycée du centre de Paris. Alors qu’à cette époque, il m’était totalement indifférent, son surgissement soudain dans le paysage mutilé où il était comme un vestige humain abandonné à un croisement de rues me bouleversait. Et curieusement, j’aurais voulu pouvoir parler avec cet homme, le prendre par le bras, le conduire à l’abri et le réconforter. Dans l’entretien qu’il avait accordé lorsqu’on l’avait trouvé, il racontait qu’il était certainement l’un des derniers à avoir pu quitter la tour avant qu’elle ne s’abatte verticalement à l’intérieur d’elle-même, et qu’il ne savait pas ce qu’étaient devenus ses collaborateurs, perdus de vue au cours de la descente à pied le long des escaliers interminables du gratte-ciel.
Oui j’éprouvais une forte compassion envers cet homme qui m’avait vue à dix-sept ans et ne m’ayant presque jamais parlé avait dû m’oublier, cet homme qui n’était rien pour moi, sinon qu’il avait incarné l’un de ces rôles de figurants momentanés qui accompagnent une existence au long du temps, paraissent et disparaissent à sa lisière, s’échangent, se renouvellent sans cesse, si bien qu’en fouillant sa mémoire, on les fait remonter de chaque époque ancienne par groupes particuliers, vivants et insolites, passagers imprévus dont les visages tapissent immensément les hauts fonds du souvenir. Moi-même je devais dériver sous cette forme diaphane dans quantité d’esprits, associée à des vies dont je ne savais rien, en spectatrice indifférente de joies, de drames et d’anecdotes où je n’avais pris aucune part. L’image de moi à dix-sept ans appartenait à ce peuple infini de doubles méconnus, et l’un d’entre eux, j’en étais sûre, devait errer dans la mémoire de l’homme couvert de poudre grise photographié dans les journaux. En descendant les escaliers de la tour nord, peut-être avait-il constamment perçu des salves  de souvenirs désordonnés et affolés où je rôdais absurdement dans un magma de noms et de visages ; peut-être même l’image de la jeune fille de dix-sept ans qui n’était pas encore Hélène Orlande avait-elle par hasard glissé quelques instants à l’avant-scène de ce chaos phosphorescent dont on prétend qu’il envahit la conscience affolée dans les moments d’extrême danger. Cela était possible. Il se pouvait qu’en ces minutes interminables où il avait accompli sa descente de la tour nord, mon ancien condisciple de lycée ait transporté comme une bougie tremblante et inutile, le souvenir précis de la jeune fille qu’il n’avait pas revue depuis de longues années, pour cette unique raison que ce souvenir particulier sorti de tous les autres, à la façon d’une carte faible tirée à l’aveuglette du milieu d’un paquet, n’avait aucune espèce de sens ni de valeur particulières. A dix-sept ans, j’étais encore Hélène Muraille qui n’aimait pas son nom, ne savait rien de l’existence et ne pouvait imaginer qu’un jour elle épouserait un homme avec lequel elle passerait dix années étranges et somptueuses, dix brèves années rassemblant en leur sein un infini d’abîmes et de sommets radieux, gouffres et sommets n’étant que les deux pôles jumeaux d’une même passion ; puis que soudain la maladie interviendrait, rongerait et dissoudrait ce monde intime en quelques mois, la laissant seule dans la brutalité de l’incompréhensible. A dix-sept ans, j’étais encore celle qui s’apprête sans le savoir ni l’espérer à rencontrer plus tard l’inconnu capital, semblable au paysage de l’avant jour, dont le très vague éclaircissement flottant du ciel ne suffit pas à révéler la forme et l’horizon, mais qui remue silencieusement sous la coulée d’un vent obscur venu de loin. Si par hasard Hélène Muraille s’était glissée, ne fut-ce que la durée d’une seule minute dans la conscience de l’homme qui descendait les escaliers de la tour nord, au milieu d’une cohue d’inconnus terrifiés, quelque chose de ce temps vivait encore, non dépassé, intact, ce temps d’avant Lucien, d’avant l’amour qui allait naître un jour, se développer et traverser tant de régions étranges, comme si par le fantôme vivant de la lointaine Hélène Muraille, tout demeurait encore dans le suspens, sur le seuil du possible, dans quelque univers parallèle, aussi réel en son genre propre que celui dans lequel, en ce moment, assise à une terrasse du centre de Thonon, Hélène Orlande imaginait ces choses.
Oui réellement, si descendant interminablement les escaliers de la tour nord il avait aussi dévalé au ralenti les pentes de sa mémoire, il avait dû soudain voir apparaître à l’un des angles de sa vie la silhouette de la jeune fille qui se nommait alors Hélène Muraille, la reconnaître et s’adresser à elle dans les battements précipités de son esprit, en lui disant : « Et toi aussi tu es donc là ; eh bien regarde ! Voilà où nous en sommes. Nous descendons. Je t’emporte avec moi, jeune étrangère qui est une part de moi, insoupçonnée jusqu’à cette heure. Je t’emporte avec moi parce que tu es fragile et que je dois le faire pour qu’avec moi tu sois sauvée de cet étrange enfer qui a la forme d’un long puits suspendu en plein ciel. Je t’emporte avec moi, car je ne suis pas sûr que nous serons sauvés. » Il s’en était vraiment fallu de peu pour qu’il n’arrive jamais au pied de l’escalier, semblable à ces damnés dont le supplice est un recommencement perpétuel au fur et à mesure qu’il se prolonge et se poursuit. Mais dans ces circonstances, il n’y avait précisément plus aucune mesure, sinon la seule durée désorbitée de l’infernal. Selon l’un des journaux que je venais de lire, mon ancien condisciple de lycée se déclarait totalement incapable de dire combien de temps il avait progressé dans la cage d’escalier aveugle. Celle-ci contenait un tel flot humain qu’on n’avançait qu’avec lenteur, un étage après l’autre, péniblement, toujours le même étage, toujours les mêmes volées de marches, qui n’en finissaient pas d’être les mêmes, à l’infini. A un certain moment, des hommes avaient surgi à contresens, pompiers de différentes brigades, qui s’efforçaient d’être rapides, malgré le poids des équipements qu’ils transportaient, malgré la foule qu’ils remontaient, malgré le nombre des étages, tellement élevé pour des piétons qui prétendaient le vaincre dans de telles conditions. C’étaient dorénavant deux files aux directions inverses qui luttaient farouchement contre les escaliers, chacune en proie à un supplice particulier, et l’une d’entre elles, celle des pompiers paraissait dérisoire relativement à l’autre, bien que sa seule présence fut de nature à redonner courage à l’autre. Personne ne supposait alors que tout à l’heure, dans une autre région du temps, la tour céderait d’un bloc, selon son axe de vertige et  que les hommes chargés de matériel dont on frôlait en les croisant les corps sanglés à l’intérieur de lourdes vestes ignifuges seraient pulvérisés par l’édifice qu’ils gravissaient actuellement. A un autre moment, soudain, sans crier gare, voici que l’escalier avait pris fin. Sans bien comprendre encore ce qui venait de se produire, il s’était retrouvé en bas, dans la lumière du jour qui traversait le hall, et peu d’instants plus tard, à l’extérieur, courant à présent dans la rue, ou bien marchant, il ne le savait plus.  C’était alors que le gratte-ciel était descendu en lui-même, comme un ascenseur fou désintégré par sa propre vitesse. J’avais vu cette image, la veille dans le petit salon de l’Ermitage, et je savais que l’édifice était tombé en moins de trente secondes, emportant tous les hommes qui s’y trouvaient encore dans sa nuée d’acier pulvérisé.
Mais lui était indemne. Fantôme vivant transportant mentalement le fantôme incongru d’une ancienne camarade classe perdue de vue et de mémoire depuis de longues années, il se ruait dans le matin d’azur, tandis que derrière lui l’immense panache tourbillonnant se déployait à folle vitesse, en explosant de tout côté, fondait sur la ville basse qu’il commençait d’ensevelir sous une cendre incolore. Mais elle, Hélène Muraille, jeune fille de dix-sept ans  devenue pur souvenir roulant dans le chaos d’une conscience affolée, était sauvée. Oui, d’une certaine façon, j’avais été là-bas, sous forme d’une image, protégée par cet homme dont je ne savais presque rien ; par lui, j’avais été dans l’escalier, puis dans cette rue où il courait sous un bombardement d’êtres et de choses atomisés ; j’étais encore là-bas, prostrée dans un carrefour méconnaissable, au sud de Manhattan, parmi les ombres errantes et le suaire de poudre opaque répandu sur la ville – une rescapée. Et maintenant, assise dans la lumière, de ce côté du monde, sur la place principale d’une petite ville au-dessus du Léman, je ne sentais plus autre chose qu’une compassion immense envers cet homme. Non pas à cause de ce qu’il avait fait en sauvant dans sa fuite l’ancienne Hélène Muraille de dix-sept ans. Non pas cela. Pas simplement cela. Mais parce que lui, mon ancien condisciple de lycée, longtemps évanoui de mes souvenirs, s’était trouvé là-bas et n’avait pas perdu la vie.  Pour tout cela. Pour la beauté du lac, aussi, pour la beauté incomparable, parfaite et déchirante, parfaite et apaisante, ouverte à l’infini, en ce premier matin. Emplie d’espace ouvert dans la fraîcheur et la clarté ce matin de mi septembre, et révélant d’un lent sourire flottant l’esprit de la distance. La tasse à demi bue que j’avais délaissée luisait près des journaux. Elle était là, par sa blancheur et sa forme précise, face à la main et au regard, comme un jalon conduisant à cet homme. Je voulais lui écrire pour le lui dire, de toute urgence. Lui dire la compassion que j’éprouvais, lui dire ces choses dans la lumière, le lac et les galets brassés dans le mouvement des vagues, et la jeune fille nommée Marie Vanesse errant dans Manhattan, peut-être à quelques pas de lui seulement ; lui dire encore les eaux légères du Léman matinal, comme des offrandes à la surface du jour – l’absence.
Cette lettre, je l’ai vraiment écrite, l’après-midi de ce même jour, ou plus exactement, j’ai tenté de l’écrire, remplissant les feuillets d’un petit bloc, enfermée dans ma chambre à l’Ermitage. A travers les rideaux, j’apercevais le lac, en contrebas. Il blanchissait graduellement selon le déplacement de la lumière, devenait mat et se solidifiait comme de l’acier, tandis que les montagnes à l’autre bord  se voilaient de vapeur et opposaient une barre sépia au trajet du regard. Là-bas, à Manhattan, le jour s’était levé. Il devait maintenant être neuf heures. Tous ceux qui n’avaient pas dormi, ou s’étaient assoupis un court moment juste avant l’aube, sous l’écrasement de la fatigue, de la stupeur et de l’effroi, devaient à présent retrouver le souple azur fleuri de l’été finissant, perdus et incrédules sous la tombée des cendres, les yeux brûlants de fièvre. Un message envoyé par Simona devait attendre ma lecture. Mais je ne bougeais pas. J’écrivais dans ma chambre, l’une après l’autre, les versions successives de cette lettre inutile dont je savais qu’elle ne partirait pas. Aurais-je de toute façon voulu qu’elle aille jusque là-bas, je n’avais nulle adresse où l’envoyer. En fin d’après-midi, je renonçai à terminer sa rédaction. Tout avait été dit par son projet. Le reste n’avait pas d’importance, car j’avais fait ce qu’il fallait. Une lettre ne se justifie pas nécessairement d’être envoyée et lue par un destinataire. Je froissai les feuillets et les jetai dans la corbeille. Que restait-il à faire ? Retourner à Evian découvrir le message de Simona ? Je n’avais pas envie d’accomplir ce parcours une seconde fois pour retrouver de jour la brasserie ordinaire où j’avais attendu la veille. Je n’avais pas non plus envie de lire le mot que Simona m’avait sans doute fait parvenir. Je me suis allongée un long moment dans le silence, fixant l’écriture de reflets renvoyés de la rive contre le plafond lisse où ils vibraient  paisiblement.
En fin d’après-midi, je trouvai à nouveau la force d’affronter la beauté et revins à la plage près de Thonon. Nimbée d’une chaude lumière ambrée qui se glissait profondément dans les feuillages à l’arrière-plan, elle offrait à mes pas un chemin couleur d’or où chacun des galets était un  pur visage d’éternité. Le lac lui-même roulait une lente houle dorée dominée par le haut survol de quelques mouettes. Leurs silhouettes aux ailes ouvertes en éventail demeuraient immobiles de longs instants. Laquées de contre-jour, elles planaient sans un cri, et les montagnes au loin étaient un masque lisse, unanimement sépia. En arrivant à l’anse où je m’étais assise le matin même, je vis à quelques mètres du rivage un voilier arrêté. Ses occupants, descendus à terre, gaulaient l’un des noyers bordant les galets nus. Les noix tombaient avec un éclat sec et les cueilleurs les rassemblaient dans de grands sacs. Leurs mains étaient tachées de marques brunes Au mât du voilier flottait un drapeau suisse que je confondis un instant avec celui de la croix rouge, à cause du contre-jour qui altérait les tons. Je m’avançai sur les galets. La pierre témoin de mon passage marquait toujours ma place, mais c’était un tout autre paysage que le matin. Une atmosphère d’automne s’y diffusait sous le drapé de la chaleur. C’était un entre-deux du temps et des saisons qui, en dépit du rayonnement pulpeux de la lumière, n’était pas dépourvu d’austérité. Bientôt, les ramasseurs de noix regagnèrent leur voilier, en marchant dans le lac, de l’eau jusqu’aux épaules. Parvenus au navire, ils se hissèrent contre la coque et prirent pied sur le pont, le corps ruisselant de lumière noire et or. Puis levant l’ancre, ils s’éloignèrent dans un froissement de voiles gonflées qui filtraient le soleil oblique en le décomposant, la proue tournée vers l’autre rive, et je demeurai seule devant le paysage, dans la gelée ambrée qui déferlait du ciel.
C’était une même lumière, puissante et presque sombre à force de brûler et concentrer l’intensité de sa radiance ; c’était une même lumière, presque orageuse, qui traversait les stores et tombait dans la chambre où reposait Lucien, le dernier soir. Ses yeux étaient ouverts et j’en voyais le fond à travers la coupole du cristallin. Les étamines de son regard étaient bien là, lointaines, précises et scintillantes dans le halo de clarté fauve qui les illuminait. Comme un arrière-pays dans le feu dévoilant d’une embellie qui le métamorphose en monde phosphorescent. Il me voyait, mais n’avait pas la force de sourire. Pourtant, il vivait tout entier dans ce regard entièrement déployé, comme si, venant de traverser l’espace jusqu’aux lisières les plus distantes, il se tournait, contemplait l’étendue qu’il venait de franchir et s’apprêtait à revenir. Malgré les longues journées d’angoisse que nous avions passées, tous deux dans la clôture impersonnelle de cette même chambre d’hôpital, lui dans le lit, la tête contre un énorme oreiller blanc qui amenuisait son visage, et moi, assise à ses côtés dans un lourd fauteuil brun au dossier mou, toujours humide et chaud ; une certaine paix régnait soudain en cette toute fin d’après-midi caniculaire dont pas un son ne parvenait à émerger. Filtrant de la touffeur, elle diffusait une sorte de confiance qui allégeait la chambre, écartant la pression de l’air opaque et confiné où nous stagnions depuis des heures. C’était au moins une forme de répit pendant lequel on avait pour une fois le droit de croire que les choses iraient mieux, de ne pas simplement se blottir étroitement, âme et pensée, à l’intérieur du présent pur interminable. Nous nous taisions. Non pas seulement pour cette raison qu’il ne pouvait parler. Car même s’il avait pu le faire, nous nous serions pareillement tus. Nous reposions au fond de la lumière, nous regardant avec une attention suprême, et ce double regard était aussi la forme d’un sourire qui s’échangeait entre nous deux, venait se joindre à mi-chemin, dans l’éclaircie de ces minutes immatérielles. Puis l’infirmière du soir est entrée dans la chambre. Je le savais, je n’avais pas le droit de rester davantage. Je me suis penchée sur Lucien afin de l’embrasser et j’ai senti contre mes lèvres la peau de son visage, plus fine qu’un feuillet d’or tremblant sous un mouvement de l’air et se soulevant à peine à sa rencontre ; je l’ai senti frémir très légèrement, exactement de cette façon, l’équivalent infinitésimal d’un geste d’enlacement par lequel il aurait levé les bras et les aurait noués autour de mes épaules. Je me suis redressée, prenant mon sac abandonné au pied du lit, et à pas lents, je suis sortie tout en le regardant encore, jusqu’au moment où traversant le seuil, j’ai refermé la porte.
L’ambre du lac s’était approfondi. Il prenait maintenant les tonalités fauves du cuir, tandis que les montagnes imperturbables, pareilles à un très long miroir en bronze, diffus et patiné, réfléchissaient une vague lueur errante à l’éclat terne qui évoquait la première manifestation de l’aube à travers la poussière disséminée de la nuit close. Il était temps de retourner à l’Ermitage.
Léman III Peinture Marc-Henri Arfeux
III
 
 
Les jours suivants, tous les matins, je suis retournée sur la plage, toujours au même endroit marqué par le galet témoin que j’avais installé. Je retrouvais les mêmes personnes, et notamment le couple aux cheveux pâles, qui était déjà là quand j’arrivais, si bien que nous faisions dorénavant partie des lieux avec lesquels nous nous fondions. A mon passage, ils m’adressaient un signe de la tête et un sourire auxquels je répondais par de mêmes signes. Pour eux, j’étais rapidement devenue la jeune femme seule qui vient s’asseoir tous les matins devant le lac et contempler son horizon, tout aussi évidente et nécessaire que si je m’étais trouvée là depuis toujours, comme eux semblaient aussi des éléments indispensables participant au paysage. Le temps radieux demeurait inchangé, la même pureté d’un jour à l’autre, sans nul glissement annonciateur de sa déperdition dans les nuages et dans la pluie ; la même pureté d’une fin d’été qui maintenait son équilibre ouvert, comme une assiette délicatement posée sur une baguette chinoise. J’étais très calme, moi-même ouverte à l’étendue qui m’entourait, et peu à peu je devenais poreuse et transparente, ainsi qu’une vibration de l’air où j’avais trouvé place. Je n’étais pas allé lire le message de Simona dans la brasserie d’Evian où je savais qu’il m’attendait. Chaque jour, tout simplement, je n’allais pas le lire et je venais ici, devant le lac, m’asseoir à côté du galet marquant le point précis qui m’était assigné. Chaque jour aussi reparaissait à un certain moment cet homme qui avançait sur le rivage et se penchait sur l’eau, examinait le tapis des galets, prélevait certains d’entre eux, les exposant à la respiration de l’air, et je voyais alors le galet nu briller de loin entre ses doigts, ruisselant et clair comme une étoile dans la pâleur bleutée de l’aube. Il ne dessinait plus de lignes dans les eaux mais déposait le fruit de sa cueillette à l’intérieur d’un petit sac à dos, après avoir longuement jugé et comparé sa collection qu’il étalait sur une serviette de bain. Les galets composaient une sorte de damier dont il maniait les pièces, éliminant de temps en temps ceux qui lui plaisaient moins ou faisaient double emploi, jusqu’au moment où ne subsistait plus que le seul groupe de pierres qui véritablement l’intéressait. Quand l’évaporation commençait d’effacer la fine humidité luisante d’un des galets, il le trempait quelques secondes dans une tasse en fer-blanc posée auprès de la serviette, et lui rendait ainsi son lustre. Lorsqu’il avait terminé son travail, il s’asseyait toujours à l’ombre du même pin, lisait et regardait le lac. Tout comme le couple aux cheveux pâles et moi, il était l’un des êtres matinaux qui prenaient part au paysage de ce fragment de rive. Nous étions là, fidèles à l’horizon vers lequel nous restions tournés, comme des statues de calcaire blond postées sur le bord d’une falaise depuis des millénaires, saluant de leurs yeux dilatés d’attention la venue quotidienne du monde sur ses chemins d’espace.
Dans les journaux que j’achetais à Thonon s’étalaient à présent d’autres photographies de Manhattan. Il y avait les ruines d’une des deux tours, faisant penser à une Babel en miniature, penchée, fragile et dérisoire, d’une minceur décharnée d’oiseau fossile, sur fond de terre et de ciel beige. Il y avait également le peuple des visages, sous forme de photographies suspendues à des grilles, des palissades, des murs, dans tout le sud de Manhattan ; chacune avec un nom et un prénom, un numéro de téléphone et une adresse, suivis par un message demandant aux passants de fournir tout renseignement permettant de trouver la trace d’un disparu, au cas où par miracle il aurait été vu après la catastrophe. Ensemble, elles formaient des autels disposés en plein air, au pied desquels brûlaient de frêles bougies aux flammes rendues presque invisibles par le jour, et se tenaient souvent des membres des familles qui recherchaient les leurs, montrant les portraits ordinaires de vies brusquement englouties : photos d’identité, photos d’anniversaires, de couples, de parents souriants retenant des enfants par les épaules ; des centaines de visages en noir et blanc et en couleur, luisants et palpitant dans les reflets et l’air de l’océan, tandis qu’à quelques rues de là s’ouvrait un vide béant, comme si un météore avait frappé la ville à l’endroit même de sa naissance et retourné le sol en faisant rejaillir la terre et les rochers qui formaient autrefois son socle primitif. Le soir, après avoir dîné, je regardais les longs bulletins d’informations, assise parmi les pensionnaires que mon silence n’offusquait pas, tant l’incessante coulée d’images en provenance de Manhattan accaparait tous les esprits. Sans cesse, j’avais l’espoir de voir réapparaître enfin Marie Vanesse, malheureusement toujours en vain. Les mêmes séquences avaient été déjà montrées de nombreuses fois et revenaient régulièrement, constamment enrichies par de nouvelles visions du drame en cours ; mais dans ce kaléidoscope hallucinant je ne revis jamais la vue trop brève et un peu floue  du tourbillon humain  où se glissait Marie Vanesse. Surgie quelques instants d’une foule désemparée, à des milliers de kilomètres de son point de départ, elle avait à nouveau plongé dans l’effacement. J’en arrivais à croire que j’avais pu rêver, confondre une inconnue avec Marie Vanesse, à la faveur d’une ressemblance plus ou moins authentique. Je ne pouvais toutefois chasser de mon esprit la silhouette et les yeux éperdus qui avaient traversé le cadre de l’image, de droite à gauche, dans le chaos du premier jour. Pour quelle raison se trouvait-elle à Manhattan, si réellement elle ne faisait qu’une seule et même personne avec la femme que j’avais vue flotter quelques instants, les yeux béants d’angoisse et de stupeur, les lèvres articulant des mots fantomatiques indéchiffrables, écume de vie chassée dans la tempête de cendres et de gravats qui balayait la ville ? Je ne sais plus à quel moment précis le champ des ruines a pris le nom de Ground Zero. Est-ce dès les premiers jours ou au contraire plus tard, après que les travaux de déblaiement aient commencé ? Dans mon esprit, la manifestation furtive de celle qui se nommait peut-être bien Marie Vanesse – ou tout au moins avait éventuellement porté ce nom par le passé – est associée à cette appellation. Dans mon esprit, Marie Vanesse était déjà liée à la zone dévastée. Bien qu’invisible et silencieuse depuis le soir de sa disparition, elle s’était trouvée là, soumise à l’attraction de l’événement, dans un si grand état de confusion qu’elle semblait folle – si réellement c’était bien elle que j’avais vue à mon retour d’Evian, flocon d’image télévisée passant à la vitesse d’un électron, comme un esprit errant qui se matérialise dans un brouillard d’interférences, le temps de se manifester dans le tissu vivant du monde et d’être reconnu, peut-être, par un parent ou un témoin de pur hasard. Qui sait si moi aussi je ne deviendrais pas un jour la fugitive apparition qu’un spectateur surpris apercevrait soudain, tard dans la nuit, pensais-je sans cesse, tout en suivant les reportages sur le double attentat ? Moins qu’une apparition, une sorte d’hypothèse sans solution, promenée sans fin dans la pensée de quelqu’un d’autre. Pendant que je m’abandonnais à ces idées, une poussière fine continuait de remuer et de planer dans Manhattan, d’entrer dans les regards, les bouches et les narines, changeant la ville entière en île des morts, je le savais, et la chaleur des incendies éteints montait toujours et rayonnait mystérieusement de Ground Zero, à la manière d’une infra vie couvant parmi les ruines.
Ainsi furent ces journées, très lentes, muettes et transparentes. Journées vouées à presque rien : venir au bord du lac, lire des journaux, me laisser entraîner par un halo de pensées incertaines d’où jaillissaient soudain des régions du souvenir par blocs entiers - je finis même par aller à Evian sans cependant faire un détour par la brasserie où m’attendait sans aucun doute le message de réponse écrit par Simona - dîners dans la salle à manger de l’Ermitage envahie par l’extase en décomposition de la lumière, vision des longs bulletins d’informations qui tous les soirs faisaient le point et présentaient de nouveaux développements, promenade à bord de ma voiture, jusqu’à Thonon ou à Evian, de nuit,  afin de retrouver le bord du lac et d’en sentir à mes côtés le vide obscur qui palpitait doucement, avec au loin les scintillements légers des villes et des villages de la rive suisse. C’est justement au cours de l’une de ces promenades que j’eus l’idée de consulter les horaires de départ et de retour des bateaux blancs que je voyais passer chaque jour devant la plage. Depuis un certain temps, j’avais l’envie confuse de faire une excursion sur le Léman, et je savais que je devais faire vite si je voulais profiter du beau temps avant que les températures descendent et que les premières pluies d’automne effacent tout l’horizon. C’est donc pour cette raison que le lendemain matin, d’assez bonne heure, je rejoignis l’embarcadère dans le port de Thonon, et après avoir acheté mon billet, je patientai parmi les rares personnes qui attendaient l’arrivée du bateau. Je m’assis sur un banc, ouvris mon sac et vérifiai que j’avais mon passeport. Je n’avais pas fouillé mon sac depuis mon départ de Paris. Au milieu des objets que j’avais oublié, je retrouvai mon téléphone portable. Il y avait une semaine déjà que je ne l’avais pas utilisé. Je l’allumai à tout hasard pour découvrir que m’attendaient plusieurs messages. J’hésitai tout d’abord à composer le numéro qui permettait de les entendre. Mais après tout, pensai-je, qu’avais-je à perdre, ici, sur cet embarcadère construit en avancée sur le Léman, entre deux mondes, si loin de la vie quotidienne dont je m’étais enfuie ? Tournant le dos à Thonon, j’avais l’impression d’être au bout des terres et protégée de tout. En face de moi ne subsistait plus que le lac dont l’autre rive noyée de brume n’était qu’une vague modulation flottante, une transition vers l’infini. Je ne risquais donc rien à écouter une dernière fois l’écho d’un monde auquel dorénavant je n’appartenais plus. Les deux premiers messages étaient sans importance. Mais après le troisième déclic précédant la lecture d’un message déposé trois jours plus tôt, je reconnus la voix de Simona.
- Hélène, me disait-elle, j’ai trouvé ton courrier électronique et répondu.
Mais tu ne m’as plus contactée. Je vais très bien, sois rassurée. Je suis vivante. Je ne peux te parler longtemps, mais rappelle-moi. J’aimerais t’entendre.
Il y eut un déclic et la voix de synthèse annonçant les messages résonna de nouveau, donnant la date et l’heure de l’enregistrement suivant. Puis le déclic se déclencha encore et de nouveau j’entendis Simona :
- Hélène, c’est Simona. Eh bien tu n’es toujours pas là. Je ressayerai plus tard.
As-tu consulté ma réponse ? A bientôt, Appelle-moi.
Le même déclic final, la même voix de synthèse résonnèrent plusieurs fois de suite, mais cette fois-ci, il n’y avait aucun message si ce n’était une vague coulée feutrée correspondant à la seconde d’hésitation avant laquelle on raccrochait sans avoir prononcé un mot. Une dernière fois pourtant, la voix de Simona surgit soudain :
- Hélène ? C’est encore moi. Que deviens-tu ? As-tu écouté tes messages ? je
suis encore là-bas. Je rentrerai bientôt. J’aimerais tant te parler. Tout va très bien pour moi, n’aie aucune inquiétude. Mais je serais heureuse que tu m’appelles.
Cette fois, après l’ultime déclic, la voix automatique proclama d’un ton neutre : « Fin des messages ». Je raccrochai. Là-bas, il était trois heures du matin. De toute façon, le bateau pour Lausanne n’allait pas tarder d’arriver. J’appellerais Simona dans la soirée. Tout ce que je voulais pour le moment, c’était faire ce voyage sur le Léman, et être seule, n’appartenir qu’au mouvement du navire sur les eaux lisses, entrer dans la clarté de cet espace dont je voyais fleurir la profondeur indéfinie, me fondre à sa souplesse, en plein silence, là où n’existent plus ni les distances, ni même le sentiment de la durée Seulement le mouvement libre et le froissement de l’eau. Je rangeai donc mon téléphone à l’intérieur du sac. Je m’aperçus alors que je tremblais de tous mes membres. Assise au bout de cet embarcadère, je tremblais sans répit, à petits frémissements que je n’arrivais à maîtriser. Mais peu à peu je me calmai en m’efforçant de ne penser à rien, les yeux fixés sur la gelée bleu-pâle de l’eau qui affluait au pied du quai.
La sirène du bateau mugit enfin au loin, et en tournant la tête à droite, je le vis apparaître au moment même où il doublait un petit cap. Il arrivait de face, sa silhouette entièrement ramassée, émergeant des brouillards, se condensant au fur et à mesure, dévoilant sa blancheur dans la trépidation de ses machines. Après qu’il ait surgi à l’angle de ce cap il, s’écoula un certain temps pendant lequel il me sembla qu’il n’arriverait jamais à la hauteur du quai, tant il demeurait loin et s’avançait avec lenteur. Sans cesse, il était sur le point de franchir une frontière qui le rendrait enfin présent ; sans cesse il était reporté dans l’en deçà de son approche, maintenu en arrière de cette ligne invisible, comme s’il ne pouvait rien faire d’autre que d’approcher ainsi à l’infini, privé du don de pleine réalité, émanation spectrale que l’on voyait trembler dans la distance sans parvenir à en saisir tous les détails ni davantage à l’attirer de ce côté du monde. Mais tout à coup, cet enchantement cessa. Trouvant enfin la déchirure propice à son passage, il pénétra dans le bassin, projetant autour de lui de longs rubans de vagues et de reflets, sa coque ruisselant de gouttes d’un blanc d’argent, qui ressemblaient à du mercure. Quand il se fut enfin rangé à quai et qu’on eut installé la passerelle métallique, je fus l’une des premières personnes à embarquer et me rendis directement sur le pont vide, tout à l’avant. Un moment s’écoula, pendant lequel d’autres personnes vinrent s’installer non loin de moi, puis les manœuvres de départ eurent lieu, et le bateau quitta l’embarcadère. Tournant ici encore le dos à la ville de Thonon, je n’eus pas l’impression que ce départ s’éternisait autant que l’arrivée. Dès le premier instant, comme nous marchions à un faible régime, il n’y eut plus pour moi que l’étendue des eaux d’une fluidité de fumée pâle, et la profondeur pure du ciel errant soulevé par le mouvement du pont. D’instinct, je saisis à ma gauche une invisible main qui n’avait aucun poids.
Nous longions à présent la route qui conduisait aux plages, la proue tendue vers l’horizon afin de doubler la presqu’île où s’embranchait l’étroit sentier que j’empruntais tous les matins. A cet instant, le brame de la sirène monta derrière ma nuque, s’épanouit, couvrit le pont, comme un panache de fumée rabattue, et je vis défiler sur le côté tout le rivage où je passais chaque jour, jusqu’à la plage où je venais m’asseoir. Je reconnus de loin les silhouettes du couple aux cheveux pâles. Je vis nettement la place, aujourd’hui vide, que j’occupais ordinairement, et à l’arrière, les pins et les noyers dont l’ombre bleue divisait le ruban de grève en deux moitiés. Ce lieu qui depuis peu m’était devenu familier m’apparaissait soudain dans son ensemble. Il n’était plus le site auquel j’appartenais, mais un paysage vide qui lentement refluait à ma droite, disparaissait de mon champ visuel, cédait la place à d’autres plages, et j’eus la certitude que plus jamais je n’y retournerais. Un seuil avait été franchi, irrémédiable et décisif, vers le pays de solitude qui à présent venait à moi, même si pour le moment, le navire blanc se contentait de suivre d’assez près la côte jusqu’à Evian. Un peu plus loin, je vis aussi l’avancée de l’hôtel parmi les arbres de son parc. Puis je tournai les yeux en direction du large hanté de brumes et d’îlots de soleil qui dérivaient avec lenteur, tandis que j’entendais fuser le long d’une ligne sans limites l’aigreur d’un cri de mouette. Soudain, je sursautai. Une main s’était posée sur mon épaule. Quelqu’un se dressait près de moi, projetant son ombre sur mes yeux.
- Est-ce que ça va ? me demandait une voix que jusqu’alors je n’avais jamais
entendue.
Mais le visage n’était pas inconnu. Il s’agissait de l’homme que je voyais tous les matins marcher au bord de l’eau et cueillir des galets qu’il observait, manipulait, sélectionnait minutieusement avant d’aller s’asseoir et de lire sous un pin.
- Excusez-moi si je suis importun, me disait-il. Je vous ai reconnue lorsque
vous êtes montée. Je ne désirais pas vous déranger. Mais j’ai bien vu que vous pleurez.
Et en effet, tout mon visage était couvert de larmes. Elles jaillissaient silencieusement depuis un certain temps, sans que j’y ai pris garde, roulaient contre ma peau, comme un embrun vaporisé.
- Je suis navré. Je vous dérange en me mêlant de ce qui de toute évidence ne me regarde pas.
Je fis un geste de la main afin de signifier qu’il ne me gênait pas. Nous approchions d’Evian dont je reconnaissais la longue promenade au bord du lac et les drapeaux largement dépliés au sommet de leurs mâts de couleur blanche, comme un ultime poste-frontière avant le désert bleu fumé que nous nous préparions à traverser. Je répondis enfin, d’une voix nouée :
- Ca va, merci. Ne vous inquiétez pas. Ce n’est pas grave.
- Est-ce que je peux faire quelque chose ? J’ai un thermos avec du café noir.
- Oui, c’est une bonne idée. J’en boirais volontiers.
Il s’éloigna quelques instants, revint avec le sac à dos que je connaissais bien, en sortit le thermos et une tasse de camping que je connaissais également pour l’avoir déjà vue lorsqu’il sélectionnait ses prises et les mouillait pour mieux juger de leur valeur. Je ne pus m’empêcher de demander si aujourd’hui il transportait aussi un trésor de galets.
- Ils sont ici, répondit-il en désignant une petite boîte en métal blanc. J’y suis allé tôt ce matin avant de venir prendre le bateau. J’avais bien remarqué que mon travail vous intriguais.
- C’est un travail ?
Il me tendit une tasse fumante en souriant. Ses yeux bleu pâle et ses mèches grises mêlées de blond passé lui donnaient quelque chose d’un homme du nord. Pourtant, il parlait sans aucun accent.
- Oui, un travail ? Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est un travail.
Au-dessus de nos têtes, le mugissement diffus de la sirène retentissait une nouvelle fois. Nous entrions au port d’Evian où quelques voyageurs attendaient au soleil, en aussi petit nombre qu’à Thonon. A l’arrière-plan s’étageaient les immeubles clairs jusqu’aux bâtiments rococo qui abritaient la source. La ville faisait penser à une petite station thermale de Dalmatie. Il y avait également en elle un peu de Nice en miniature. Nous nous trouvions à la lisière de plusieurs mondes simultanés. Je me disais que cette frontière était bien plus que la séparation immatérielle entre les deux côtés du lac. Ici commençait quelque chose d’inattendu et d’incertain, à un autre degré que tout à l’heure, lorsque j’avais longé la plage et reconnu les lieux où tous les jours je m’asseyais et contemplais longuement le paysage qui s’offrait à mes yeux. J’avais pris un billet aller-retour, mais je ne savais plus si tout à l’heure je reviendrais en sens inverse, ou si l’instant présent, pendant lequel le bateau repartait, quittant le port d’Evian, la proue cette fois tournée vers le milieu du lac, n’était pas celui d’un adieu définitif. Nous entrions dans ce domaine du haut silence où rien n’existait plus le froissement de l’eau. Je buvais mon café en regardant s’élargir devant moi la plaine liquide où nous venions d’entrer, avec cette émotion que doivent sûrement sentir les voyageurs qui viennent de mettre pied dans un désert et savent qu’une fois franchi le premier pas, ils n’auront d’autre solution que de continuer leur route en ligne droite, dans l’abstraction du sable et du rocher, jusqu’à ce que vie ou mort s’en suive. Assis à mes côtés, l’homme regardait lui aussi ce paysage, mais d’un autre œil qui laissait deviner qu’il le connaissait bien, pour avoir certainement fait ce voyage de nombreuses fois avant notre rencontre.
- Je ne me suis pas présenté, dit-il après quelques minutes pendant lesquelles
il m’avait laissé déguster le café chaud. Je m’appelle Constantin Chamran. Mais mon grand-père paternel qui était russe  se nommait Chamranov
- Mon mari aussi était d’origine russe. Il s’appelait Lucien Orlande, mais le nom de jeune fille de sa mère était Achkine. Quant à moi, je suis Hélène. Lucien est mort il y a cinq ans. L’été de son décès, nous avions le projet de séjourner ici.
J’avais parlé très vite en regardant droit devant moi. Il ne répondait rien, mais je sentais qu’il m’écoutait avec une extrême attention, les mains posées sur ses genoux.
- Vous n’imaginez pas ce que cela veut dire pour moi que d’être ici. Je suis
venue volontairement dans cette région, pour cette unique raison que lui et moi avions projeté d’y passer nos vacances, cette année là. Nous n’imaginions pas que tout irait si vite. Bien sûr, nous nous doutions que ces vacances seraient peut-être les dernières, mais rien encore n’était joué. Nous devions partir en juillet, mais par prudence ou par une sorte d’intuition obscure, nous n’avions pas encore réservé un hôtel. Quand nous partions, le plus souvent, nous ne réservions rien, mais là, cette fois, nous aurions dû le faire, car nous savions que nous aurions du mal à obtenir une chambre. Puis brusquement, la situation s’est aggravée. Lucien est retourné à l’hôpital. Il s’est rapidement affaibli et il est mort dix jours plus tard, dix jours que je me représente toujours comme s’ils avaient été de longues semaines, exactement à la période où nous aurions dû être ici, peut-être à bord de ce bateau, pour aller à Lausanne.
Je cessai de parler, réfléchissant à ce que je venais de dire. Oui c’était bien cela. Et autre chose encore. A la fois cette soudaine rechute, ces dix journées qu’on pouvait résumer en quelques phrases, mais aussi bien l’étrange présent coagulé qui simulait une immobilité totale de morceau d’ambre hermétiquement scellé ou de glacier figé au-dessus d’un l’abîme, jusqu’au moment où sans prévenir il avait basculé d’un bloc, nous entraînant tous deux, Lucien et moi, chacun à sa manière, dans l’explosion de sa substance. Tout en parlant à l’homme qui m’écoutait sans m’interrompre, je passai insensiblement de l’évocation sèche à l’expression précise, ne sachant plus vraiment à qui je m’adressais, ni même si les paroles qui affluaient, trouvaient une forme et prenaient vie sonore  s’adressaient à quelqu’un :
- Le dernier soir, lorsque je l’ai quitté, il semblait aller mieux, certes très légèrement, mais son regard, son attention, tout subitement avait changé, s’était tourné dans le bon sens. L’homme épuisé et amaigri que je voyais semblait s’être allégé, comme si la chape de plomb du mal qui l’oppressait depuis des jours venait soudain de se fêler et se préparait à tomber, fragment après fragment ; comme une armure rouillée dont tombent les plaques, l’une après l’autre, rendant la liberté de respirer au corps qu’elles enrobaient. Oui quelque chose s’était passé, un véritable mieux qui s’était révélé essentiellement dans son regard, oui la fine pointe vitale de sa conscience qui de nouveau, venue de loin, oh de très loin, fusait soudain des profondeurs, ou plutôt affleurait, en goutte à goutte. Quelque chose de Lucien était donc là, précis, précieux, infime et infini. Il n’avait pas la force de parler ou de bouger, mais il aurait peut-être pu serrer mes doigts si l’infirmière du soir n’était entrée donner les soins et m’avertir qu’il était l’heure de m’en aller. Je suis certaine que si nous avions pu rester ensemble pendant quelques moments supplémentaires, cela aurait eu lieu. Je suis certaine qu’il aurait même fini par me dire quelque chose, dans un murmure, un ou deux mots seulement, mais des mots essentiels. Vous comprenez, c’était une question de minutes, peut-être de secondes. J’en suis certaine. Depuis cinq ans, instinctivement, je m’interdis de repenser à cet instant, mais il n’en a pas moins été, et reste encore présent dans cette forme arrêtée, depuis cinq ans, suspendu comme un geste décisif que le hasard et des règles aveugles ont empêché de s’accomplir. Il m’a fallu partir. Dehors, il y avait la chaleur et la clarté du soir, une soirée fauve de canicule, dans les jardins déserts qui bordaient l’hôpital. Mes pas dans l’allée de ciment ne rendaient aucun son.
Le bateau traversait en ce moment des calmes plats. Il allait sans vitesse dans une zone pure où son élan avait cessé de faire partie du devenir. Un souffle frais venait pourtant à travers les membranes de la lumière, né sur les eaux qu’il survolait sans les troubler. Pourquoi avais-je parlé, confiant soudain autant de faits intimes à un homme inconnu que mon histoire ne concernait en rien ? Je n’ai jamais eu l’habitude de raconter ma vie, même à mes proches. Mais je m’apercevais que si j’étais surprise de me laisser aller ainsi, je ne regrettais pas mes confidences. En ce moment, dans une autre existence, Lucien aurait dû être assis à mes côtés. Nous aurions contemplé silencieusement la beauté du Léman parcouru par les souffles et le soleil de cette matinée vaporeuse que surlignait d’un trait d’estompe la forme des montagnes. De temps en temps, nous aurions échangé quelques paroles à demi voix, quelques fragments de phrases qui se seraient suffi. Signes d’intelligence que nous aurions été les seuls à savoir déchiffrer, ils auraient calmement flotté entre nous deux, comme le faisaient en ce moment les filaments de l’air limpide.
- Et que s’est-il passé ensuite, a demandé la voix de l’homme assis à mes
côtés.
J’ai hésité quelques instants avant de lui répondre, non par soupçon, ni par regret d’avoir rompu le pacte de pudeur qui m’avait retenu jusqu’à ce jour d’évoquer cette période étrange. Je craignais simplement de me tromper, de ne pas arriver à rassembler correctement tous mes souvenirs du dernier soir, de ne pouvoir les exprimer comme il fallait.
- Je suis rentrée chez nous, lui ai-je finalement dit, persuadée que non
seulement Lucien aurait pu parvenir à me dire quelque chose si l’infirmière n’était pas entrée dans la chambre à ce moment précis, mais également qu’il allait s’en sortir, que sa convalescence venait de commencer de cette façon inattendue et minuscule, et j’avais hâte de me trouver au lendemain afin de retourner à l’hôpital et d’être auprès de lui. Pas une seconde je n’ai songé que l’embellie n’était qu’un leurre et qu’il allait mourir dans la soirée. Pour être franche, tout à fait franche, je suis certaine que s’il avait eu le temps nécessaire de me saisir la main et de murmurer ces paroles que je sentais prêtes à surgir, il ne serait pas mort. Je sais, c’est une idée assez irrationnelle. Il n’en reste pas moins que j’y crois fermement. Un geste, un mot peuvent tout changer. Comme pour un alpiniste qui se retient à un rocher, juste au-dessus du vide, la manière d’accrocher la forme d’un rocher, l’effort de volonté qu’il faut parvenir à fournir pour déplacer les doigts de quelques millimètres qui deviendront des centimètres, puis un rétablissement complet sur un rebord ; cela peut tout changer.
- Vous n’avez pas entièrement tort. Même aux limites extrêmes, certains
malades réussissent à passer un cap absolument indéfini, on ne sait trop comment, un cap imprévisible, pour ainsi dire inexistant, et sur lequel aucun médecin n’aurait risqué le plus petit pari. Il faut parfois si peu de choses qu’on se demande si quelquefois on ne meurt pas d’une occasion manquée.
- Une chose qu’il aurait fallu faire, ou dire.
- Il y a des gens qui ne survivent que pour cela.
  • Vous voulez dire qu’ensuite, le fait qu’ils puissent vraiment guérir ou qu’ils
finissent par s’en aller est presque secondaire ? Que c’est la raison pour laquelle certains guérissent et d’autres meurent ?
- C’est ce que je veux dire, effectivement.
- A votre avis, que se passe-t-il lorsqu’on a frôlé cet instant sans parvenir à le
saisir ? Est-ce qu’on en a conscience ? Je veux dire la personne qui n’a pas su, ou pas voulu, ou pas trouvé le temps ?
- Je ne sais pas. Je suppose qu’elle attend qu’un moment favorable se présente
à nouveau.  Ou qu’elle renonce par épuisement. Qu’elle pense à autre chose, ou bien tout simplement qu’elle ne pense plus à rien et se contente de reposer.
- Dans le cas de Lucien, je crois qu’en fait, dans une certaine mesure, c’est à peu près comme s’il avait parlé, tenu ma main entre ses doigts, par le silence et l’immobilité. Je suis certaine au moins d’une chose : il se trouvait assez lucide pour avoir réussi à me signifier quelque chose par le regard, et il savait que moi, de mon côté, j’avais compris ce qu’il cherchait à exprimer. Je n’invente pas cela. On le lit dans les yeux de la personne lorsque cela arrive. Mais comme tout est muet, le sens, qu’on reconnaît plutôt qu’on ne le pense et le comprend clairement, ce sens demeure coagulé dans son énigme. Il reste un sens diffus, au point qu’on n’est jamais totalement sûr de l’avoir bien compris. Tout comme ces actes simples, fermer une porte à clé avant de s’en aller, qu’on fait sans y penser, parce qu’on est concentré sur autre chose : on aura beau en garder un souvenir, il est si vague qu’on ne sait plus s’ils ont eu lieu ou non. Ou bien comme les visages revenus du passé dont on ne retrouve plus les traits à force de vouloir fixer et explorer l’image qui les montrait spontanément Vous comprenez ?
- Je pense que je comprends.
- Bien sûr, vous ne pouvez pas deviner ce dont je veux parler. C’était entre Lucien et moi. Au fond, c’est vrai, j’avais très bien compris ce qu’il allait me dire, ou ce qu’il m’aurait dit s’il avait pu le faire. J’aurais seulement voulu qu’il me l’ait dit. A votre avis, est-ce que je suis en train de me tromper du tout au tout ?
- Bien au contraire. Vous l’avez dit vous-même : vous aviez parfaitement compris ce qu’il fallait comprendre, quoi que ce soit, parce qu’il n’y avait pas d’erreur possible. Je vous répète vos propres mots : lorsque cela arrive, on le lit dans les yeux. Surtout quand il s’agit de la personne que vous aimiez.
Une mouette rasa la proue, tourna quelques secondes à l’avant du bateau, parut filer vers l’horizon, puis suivit finalement une autre direction et se perdit dans la lumière.
- Le soir, vous n’imaginez pas combien j’étais confiante. Je revoyais le visage
de Lucien, juste au moment de mon départ, posé dans le soleil rasant qui traversait les stores et inondait la chambre. Si j’avais pu, je lui aurais téléphoné pour lui souhaiter de bien dormir et lui dire à demain. Mais c’était impossible, évidemment. J’étais vraiment confiante en arrivant à la maison, et pour la première fois depuis longtemps, j’avais même faim. Je me suis préparé un vrai repas. Depuis qu’il était retourné à l’hôpital, j’avais plutôt campé dans notre appartement. Voici que de nouveau, je pouvais essayer de l’habiter, en attendant le retour de Lucien. Je n’allais pas vraiment jusqu’à penser ces mots : « le retour de Lucien », mais tout à coup, l’étau de l’immédiat se desserrant, l’appartement redevenait vivable. Une clarté jaune intense se faufilait d’une pièce à l’autre. On aurait dit qu’elle émanait des murs. Tous les objets brillaient profondément. Cela faisait penser à la coulée d’une embellie à la fin d’un orage. L’appartement était peuplé de cette présence. Quelque chose d’envoûtant, en harmonie avec l’état d’esprit dans lequel j’étais revenue de l’hôpital. Le phénomène s’est effacé lentement tandis que je mangeais. Il en restait une poudre infinitésimale abandonnée par la lumière à son reflux. La nuit est arrivée. Une nuit d’été, tissée de profondeur, moirée de transparences, où les étoiles étaient des points vibrants qui reliaient les fils de la tiédeur. Je m’étais étendue dans le salon. Je somnolais un peu, les yeux ouverts dans la pénombre. Des ruisseaux de fatigue quittaient mon corps. Dans dix minutes ou une demi-heure, je me lèverais, rangerais l’assiette et les couverts posés sur le plateau d’une table basse, prendrais une douche et me coucherais. J’avais le temps. Le temps venait de s’éveiller après son long sommeil de coagulation, et de nouveau il irriguait très discrètement la pièce où j’étais allongée. Je respirais paisiblement en devinant son fin bruissement. Il n’y avait rien d’autre en ce moment que le chantonnement du silence où s’écoulait sa légèreté.
« C’est à ce moment-là que la sonnerie du téléphone a retenti. D’un bond, je me suis redressée et j’ai couru vers l’appareil. J’ai décroché et porté l’écouteur à mon oreille. Comme je m’y attendais, l’appel venait de l’hôpital. On m’a prévenu que je devais venir de toute urgence. Lucien allait plus mal. Sur le moment, je n’ai pas deviné le sens de cette formule. Ce n’est qu’après, lorsque les infirmières se sont précipitées vers moi dès mon entrée dans le couloir et m’ont annoncé d’une voix blanche que mon mari venait tout juste de s’éteindre, quelques instants plus tôt, que j’ai compris le véritable sens de cet appel. Bien sûr, il s’agissait seulement d’une mise en condition censée me préparer à la nouvelle. Lorsque le téléphone avait sonné, il était évident que dans la chambre silencieuse, Lucien avait déjà rendu le dernier souffle. Mon premier sentiment, en comprenant que l’on m’avait menti, a été la colère. Je n’ai certes rien dit, mais j’ai foudroyé du regard les infirmières qui venaient de ruser avec mes forces et mon courage, selon la règle non écrite qu’elles appliquaient scrupuleusement et dont au fond elles ne pouvaient être tenues pour responsables. Et pour le reste, en entrant dans la chambre violemment éclairée par la lampe électrique du plafonnier, il y avait Lucien, nu sous un drap, dans la chaleur artificielle qui s’était amassée entre les murs pendant l’après-midi et que les carreaux d’émail blanc réverbéraient de toute leur force, comme des fleurs tristes exhalant un parfum brutal dans les ténèbres d’un jardin.
Ne pouvant en dire plus, je me suis contentée d’ouvrir les mains et de les refermer. Autour de nous, il y avait le lac. Rien que le lac, étale et immobile, jusqu’à perte de vue. Même la côte suisse, dont cependant, nous ne cessions d’approcher peu à peu, avait fini par disparaître à l’horizon, pour cette raison qu’au milieu du Léman il n’y avait plus rien que ce seul monde latent, fuyant et évasif, dont la liquidité interdisait de prendre des repères. Des disques de soleil, légèrement étirés dans leur longueur, à peu près de la taille de nénuphars, flottaient sans direction sur les vaguelettes qui les happaient. Cette incessante déformation finissait par m’hypnotiser. Elle était accueillante, soyeuse, étrangère au mensonge, ne dissimulant pas qu’elle était illusion, créée, non pour duper et proposer au pied la feinte solidité de sa surface, mais suggérer qu’à travers elle on pouvait parvenir, si l’on voulait, à des espaces de profondeur illimités, d’une verticalité de fil à plomb. Mon compagnon me tendit en silence une seconde tasse de café noir.  En me penchant pour le tiédir, en soufflant légèrement sur la vapeur qui en montait, je vis danser dans les reflets d’ébène l’ovale de mon visage. Le café était bon. Il parfumait la bouche, ouvrait à l’instant même où on le dégustait un vaste réseau souple et chaleureux qui traversait le sang. Il redonnait un poids sans alourdir. Je le bus à petites gorgées jusqu’à ce que la tasse soit vide. Alors, je la tendis à l’homme et lui sourit. Si le soleil multipliait toujours ses larges feuilles dansantes à la surface du lac, elles étaient à présent soulevées  par les courants venus des profondeurs. On devinait leur souffle et leur puissance à l’épanouissement d’un bleu plus concentré où l’élan du navire s’était soudainement raffermi.  J’étais surprise de constater une si rapide métamorphose. L’homme dû comprendre mes pensées car il me dit à demi voix :
- Le Léman est un lac étrange, car il respire. Ici, nous sommes à peu près au
milieu, au point où la poussée du Rhône commence à s’apaiser. Le fleuve remonte et se détend. Son flux s’ouvre en palmier et il accepte enfin de se laisser porter jusqu’à l’extrémité du lac où il rejaillira, plus jeune, plus souple et plus fourni. En fait, il ne devient vraiment un fleuve qu’à partir du Léman. Avant ce n’est guère plus qu’un gros torrent pressé qui n’a pour lui que sa largeur de rivière impatiente. On voit très bien cela d’avion, tôt le matin, quand on monte vers le nord. Le Rhône est de couleur plus sombre. Son flux trace une grosse veine qu’on aperçoit très bien en transparence à l’intérieur du lac, avant de s’assouplir et de se mélanger dans le bleu général qui l’environne. C’est très frappant. On dirait une peinture. Un jour, j’en ai pris des photos. Si vous voulez, je vous les montrerai.
- Bien volontiers. J’aimerais beaucoup voir ces photos.
Une mélodie artificielle s’est soudain mise à résonner, juste à mes pieds. Elle venait de mon sac.
- Excusez-moi, ai-je dit en me penchant vivement. J’ai oublié mon téléphone.
Je l’avais allumé avant l’embarquement pour vérifier si j’avais des messages.
Fouillant dans le désordre de mon sac, j’ai fini par trouver le petit appareil absurdement chanteur et par répondre avant que s’interrompe sa mélodie têtue. La voix qui me parvint alors me laissa stupéfaite. Il s’agissait de Simona :
- Hélène ! Enfin ! Je commençais à être sérieusement inquiète !
- Mais je ne comprends pas. D’où appelles-tu ?
  • De New York, bien sûr.
Instinctivement, je regardai ma montre. Le ciel au-dessus du Léman apparut en reflet dans le cadran.
- Et quelle heure est-il donc là-bas ?
  • A peu près quatre heures trente. Je n’arrivais plus à dormir ; alors je t’ai
appelée. J’ai essayé je ne sais pas combien de fois chez toi. Et plusieurs fois sur ton portable. Toujours en vain
- Je ne suis pas chez moi en ce moment. Je suis partie pour quelques temps. Je
viens seulement de trouver tes messages. J’allais t’appeler plus tard.
- Mais où es-tu ?
Comment répondre sans mentir ni pour autant lui dire à quel endroit précis je me trouvais. Je regardai autour de moi la lente respiration qui me portait.
- Je suis un bateau. Au beau milieu d’un lac. Ne t’inquiète pas. Je suis
simplement en vacances. Mais toi, comment vas-tu ? J’ai
eu très peur quand j’ai appris…
- Ca va.
Il y eut un silence et je crus un instant que la liaison était interrompue.
On peut dire que ça va, reprit-elle d’une voix blanche. Tu sais, lorsque c’est arrivé, j’étais encore à l’hôtel. Fort heureusement, je suis en bonne santé. Mais tu n’imagines pas. Tu ne peux pas imaginer…
Je ne pouvais imaginer. Malgré les reportages, les interview et les explications à l’infini. Elle avait entièrement raison. Et cependant, même si cela semblait absurde, j’avais aussi été là-bas, à l’état de souvenir descendant l’escalier central de la tour nord. Mais je ne pouvais le dire. Je n’avais pas le droit de le lui dire.
- Tu n’as sans doute pas été sur ta messagerie depuis ton précédent courrier ?
- Non pas encore.
- Alors essaye dès que tu peux. J’ai répondu. Cela fait déjà quelques jours.
- Je te promets. Dès que possible.
Ce fut à nouveau le silence. A peine un dixième de seconde. Mais dans cet intervalle, je crus une fois de plus que la liaison était rompue. Entre les phrases de Simona s’ouvrait un vide que mes réponses parvenaient à couvrir. Mais si elle hésitait, ou si je restais sans parler plus de quelques instants, ce vide se révélait soudain et profitait de ce suspens pour s’élargir à l’infini. Dès que l’une de nous deux reprenait la parole il s’annulait ; le souffle de la voix suffisait par miracle à le combler. Il aurait donc fallu parler, parler, parler sans jamais s’arrêter pour l’empêcher de reparaître. Ou raccrocher pour lui barrer l’accès. La voix de Simona revint à mon oreille, recréant aussitôt l’espace et le milieu qui la portait vers moi.
- Hélène, je ne peux pas te parler très longtemps, mais je dois te dire quelque
chose. C’est important. Très important. Est-ce que tu m’entends bien ?
- Oui.
- Alors écoute. Tu te souviens de cette histoire à propos d’une jeune fille qui
avait disparue, Marie Vanesse ? Ca te dit quelque chose ?
Mon cœur se mit à battre, follement, comme celui d’un dormeur qui vient de reconnaître en rêve un visage familier qu’il ne pensait jamais revoir.
- Bien sûr. Je m’en souviens.
- Eh bien écoute, Hélène. Je suis certaine que je l’ai vue. Ici, à Manhattan.
L’après-midi qui a suivi les attentats.
- Où donc ?
- Pas loin des ruines. Au milieu de la foule.
Oui c’était bien cela. Au milieu de la foule. Je ne m’étais donc pas trompée. Et Simona s’était donc trouvée dans cette foule. Mais elle, entièrement absorbée par le passage de Marie Vanesse, je ne l’avais pas remarquée.
- Je l’ai vue moi aussi. A la télévision. Mais je n’étais pas sûre.
- Alors nous avons vu les mêmes images.
- Comment cela, les mêmes images ?
  • Eh bien, à la télévision bien sûr ! Les mêmes images à la télévision Je les ai
vues depuis l’hôtel. 
Une déception immense s’est abattue en moi. Nous avions seulement vu les mêmes images, à neuf ou dix heures d’intervalle. Cela ne prouvait rien. Il suffisait d’avoir conservé en mémoire les photos du visage, publiées à l’époque, ou comme c’était mon cas, de les avoir revues tout récemment. Alors une ressemblance, à l’intérieur d’une image floue où les visages bougeaient sans cesse dans tous les sens pouvait faire illusion.
- Ecoute, Hélène. Je ne peux pas te parler plus longtemps. Mais rappelle-moi
plus tard si c’est possible. Lis mon courrier et répond-moi. De toute façon je rentre dans deux jours. Et toi ?
- Je ne sais pas encore.
J’avais failli lui dire que je ne savais pas si réellement je rentrerais, ni dans deux jours, ou quatre, ou dix, ni dans un mois, ni l’un quelconque des jours sans date qui succéderaient ensuite à tous ceux-ci.
- Je suis heureuse que tu sois saine et sauve, ai-je dit, les yeux plongés dans le
bleuté du large où se fondait la courbe des montagnes
-  Je suis contente d’avoir enfin pu te parler. Porte toi bien. Surtout, ne t’inquiète pas pour mon retour. A très bientôt, Hélène. Je t’embrasse.
- Moi aussi, je t’embrasse.
Déjà, elle avait raccroché. Elle devait être au bout de l’épuisement, seule dans sa chambre où tournoyait le sable gris de l’insomnie, habituée depuis les attentats à percevoir des sons sournoisement insolites et des voix déformées par la terreur des derniers jours. Dehors, à travers les rideaux, elle devait distinguer vaguement les formes sombres des gratte-ciels, crispés et flous dans la phosphorescence obscure de fin de nuit, fenêtres éteintes afin de déjouer toute tentative d’attaque éventuelle. Je me tournai à droite, cherchant mon compagnon. Par discrétion, il s’était éloigné pendant que je parlais. Je me levai. Je vins à ses côtés m’accouder au rebord. Juste en dessous de moi, contre la coque, je pouvais voir un sillage d’eau tranchée. Il jaillissait en gerbe d’étincelles  d’un blanc brillant.
- C’est une amie. Elle se trouve à New York. Elle y était déjà mardi dernier,
lorsque les choses sont arrivées. Même si le risque était très faible dans son cas, j’avais très peur que par hasard…
Ses yeux bleu pâle me regardèrent en face.
- Vous voulez dire qu’elle se trouvait dans l’une des tours ?
- Non,  elle était dans un hôtel. Plus loin au nord,
du côté de Broadway. Elle était à New York pour des vacances.
- Elle est allée là-bas ?
- Je ne sais pas. Elle ne m’en a rien dit.
Soudain, je me mise à raconter ce que nous avions vu à la télévision, mon amie Simona et moi, chacune de son côté, au cours des reportages ; tout ce que je savais ou supposais savoir de l’histoire de Marie Vanesse, cette impression étrange à laquelle je ne pouvais croire, que la jeune femme, disparue à Paris un soir d’été, s’était trouvée un an plus tard à Manhattan, le jour des attentats, vivante, mais égarée, au beau milieu d’une foule saisie par la terreur, pure anonyme entre les anonymes qui allaient et venaient de tout côté, anonyme absolue qui remuait les lèvres sans parler, les yeux ouverts jusqu’à l’abîme, le corps et le visage couverts de cendres incolores, telle une allégorie fantomatique dont nul n’aurait connu le sens. Je lui disais que c’était impossible, que dans pareille cohue, on pouvait facilement se laisse prendre au piège par le hasard d’une ressemblance, surtout si elle n’était qu’une brève image télévisée que le mouvement désordonné rendait à demi floue. Il m’écoutait sans m’interrompre, hochant parfois la tête, et j’avais l’impression que ce que je disais ne lui était pas étranger. Nous sommes revenus nous asseoir. Il a ouvert le petit sac à dos, sorti la boîte contenant les galets, soulevé le couvercle et saisi au hasard un galet blanc d’émail, à peu près de la taille d’un œuf qu’on aurait aplati.
- Je vous ai dit que tout ceci fait partie d’un travail, mais vous ne savez pas
lequel.
Dans sa paume, le galet nu semblait aussi fragile qu’un fragment de vestige exhumé d’un chantier de fouilles.
- Moi aussi, ce qui est arrivé là-bas m’a bouleversé. Profondément. Je connais
bien New York. J’y ai vécu à plusieurs reprises, chaque fois cinq ou six mois de suite. J’y vais toujours régulièrement présenter mon travail. Je suis sculpteur. Et il se trouve que je dois retourner à Manhattan pour une nouvelle exposition qui normalement doit avoir lieu l’année prochaine, au début du printemps, sauf si la situation devait conduire à son annulation. J’avais déjà prévu ce que je voulais faire, mais bien évidemment, depuis les attentats, mon projet a changé. Je ne pouvais retourner à New York sans tenir compte de ce qui s’est produit. J’y pense sans cesse, et même la nuit, je rêve de tout cela. Cela fait des années que je rêve de New York assez régulièrement. Je marche dans la ville, découvrant des immeubles et des quartiers dont j’ignorais qu’ils existaient et qu’ils étaient si beaux. Chaque fois c’est un bonheur. Mais à présent, mes rêves de Manhattan sont différents. Ils sont peuplés de destruction. Cela ne vous étonnera guère. Lorsque vous m’avez vu, la première fois, le lendemain des attentats, je pensais à cela, réfléchissant à ce qu’il fallait faire. J’avais souvent utilisé les galets du Léman dans mon travail, mais en quoi pouvaient-ils entrer dans le projet encore indéfini qui m’habitait depuis la veille ? La solution s’est imposée lorsque je suis parti. Je rendrais un hommage aux disparus par les galets. Chacun d’entre eux serait représenté par un galet qui serait un emblème de son visage. Je les choisirais soigneusement, l’un après l’autre, tous les matins, par petites quantités. Ne sachant pas encore le nombre de victimes, ni leur identité, mais devinant l’ampleur des chiffres, je n’avais pour l’instant qu’à mettre en œuvre mon idée. Je verrais bien ensuite. Et c’est effectivement ainsi que j’ai commencé mon travail. Une fois rentré chez moi, je vernis les galets que j’ai choisis, de manière à restituer et à fixer les qualités lucides que leur donne l’eau, puis je les classe en attendant d’en savoir plus. Je ne sais pas encore quelle forme exacte aura ce travail de patience, mais j’accumule progressivement les monuments de ces visages qui ont perdu le souffle et le regard. Et vous aussi, mais pour d’autres raison, vous êtes quelqu’un qui en un certain sens a perdu à la fois le souffle et le regard. Il a suffi pour le sentir de vous voir sur la plage, tous les matins depuis le jour où vous vous êtes penchée sur les galets que j’avais alignés dans l’eau, avant même de vous écouter sur ce bateau raconter votre histoire et celle de cette jeune femme qui vous fascine, au point où vous ne savez plus si vous voulez la retrouver ou l’imiter.
Que pouvais-je bien répondre à ces paroles ? Il suffisait de rester silencieuse, de regarder se profiler Lausanne dont les étages sortaient l’un après l’autre de la rive, au-dessus du Léman. Qu’allais-je y faire ? Je n’en avais aucune idée. Mais je voyais déjà que la ville était belle, et c’était tout ce qui comptait.
- Que faîtes-vous dans la vie, m’a demandé mon compagnon, les yeux fixés
sur les maisons du bord de lac.
- J’appartiens à un organisme international, une dépendance de l’Unesco en quelque sorte.
- Vous y êtes fonctionnaire ?
- Oui.
La côte se rapprochait de plus en plus. Déjà nous ne relevions plus du lac mais des jardins qui entouraient le port.
- Cette après-midi, je vais rendre visite à une personne qui doit participer au
financement de mon exposition. Lorsque j’aurai fini de collecter tous les galets dont j’ai besoin, je vais être obligé d’aller poursuivre mon travail à New York. Il me faudra répondre à de nombreux problèmes, rencontrer bien des gens, connaître exactement le nombre des victimes, leur nom, leurs origines, peut-être même, si la chose est possible, rencontrer les familles. J’aurai besoin d’un assistant. Ou bien d’une assistante. S’il vous était possible d’obtenir très vite une mise en disponibilité de quelques mois, et si un tel travail vous intéresse, pourquoi ne pas venir me rejoindre à New York ? Rien ne vous y oblige, évidemment, et je m’empresse de dire que je ne glisse aucun sous-entendu embarrassant pour vous dans cette proposition. Ce serait une façon de disparaître. Sans anéantissement, dit-il encore après un court silence, chassant des flocons de pollen qui s’étaient accrochés à ses paupières.
Lorsque nous avons débarqué, il m’a donné l’adresse de la brasserie où nous devions nous retrouver après son rendez-vous. Un taxi m’a conduite au centre de Lausanne. J’ai consacré une grande partie de la journée à visiter la ville et l’un de ses musées, ou plus exactement, une fondation privée installée en hauteur dans un grand parc et qui portait exactement le nom de mon hôtel. Avec sa colonnade et sa façade d’un blanc de neige, elle ressemblait à quelque grande villa d’été des environs de Saint Petersburg. Sur ses arrières s’étendait une pelouse en pente qui dominait le paysage du lac et de la rive française, et c’est par là que je suis descendue en ville après la fin de ma visite, comme si depuis toujours j’avais connu l’itinéraire qu’il fallait emprunter. Dans le café prévu, il m’attendait déjà devant un verre. Pendant toute ma visite et mes trajets, je n’avais pas un seul instant voulu peser les arguments pouvant orienter ma réponse. J’avais simplement observé avec admiration l’étrange échafaudage de rues, de ponts et de quartiers superposés qui procurent à Lausanne sa singulière physionomie de cité suspendue jusqu’au vertige, comme on n’en voit théoriquement qu’en rêve ou dans certaines peintures aux géométries audacieuses. Arrivée sur la place où Constantin Chamran attendait en lisant, je me suis assise au soleil en face de lui.
- Ne me dîtes pas encore ce que vous avez décidé. Vous le ferez plus tard, sur
le bateau, lorsque nous serons loin.
Nous sommes restés assez longtemps à la terrasse de ce café. Il m’a parlé du rendez-vous dont il sortait. Les choses se présentaient comme il l’avait souhaité. Nous ensuite redescendus au port d’Ouchy par un funiculaire, en  traversant un long tunnel où le grondement des roues dentées mordant la crémaillère tenait de lieu de clarté. A l’autre bout s’étendaient les jardins dans le soleil de fin d’après-midi. La côte française se détachait à l’horizon, traçant une marqueterie dorée de cimes et de falaises aux angles aigus.
- Nous prendrons le dernier bateau de la journée. Vous arriverez
probablement trop tard pour dîner à l’hôtel où vous logez.
Cela n’importait guère. Nous avons embarqué. Il y avait encore moins de monde que le matin. Le bateau est entré dans une région d’espace où la couleur était substance en expansion. Au lieu d’opposer des obstacles, elle offrait au regard un milieu conducteur. L’œil y nageait sans nul effort. Nous avons gardé le silence un long moment. Jusque à Evian. Quand le bateau est reparti, marchant à bas régime sous la lumière ambrée réverbérée par les montagnes, il n’y avait plus d’autres passagers que nous.
- Vous ne viendrez pas avec moi, n’est-ce pas ? m’a-t-il dit à voix basse,
lorsque la ville a achevé de glisser vers l’arrière.
  • Non je ne viendrai pas.
Puis un instant plus tard, j’ai ajouté :
- Cela n’est pas utile. Ce que vous allez faire là-bas est nécessaire, car c’est un
acte de piété. Mais dans mon cas, si j’allais avec vous, ce serait le contraire. Il y aurait quelque chose d’obscène. C’est à vous seul qu’il appartient de faire cette œuvre de mémoire. Pour moi, la vraie piété est de rester ici et de veiller au bord de cette frontière.
Nous longions à présent la plage que je croyais ne plus jamais revoir. Dans dix minutes, nous serions à Thonon.
- Je vous comprends, dit-il au moment de descendre.
Puis après une hésitation :
- Mais comptez-vous vraiment vous établir ici ?
- Je ne sais pas encore. Peut-être. J’ai certes une vie, une profession et des
amis. Mais dans une existence, tout peut changer d’un coup.
Il m’a tendu la main et regardée de ses yeux pâles :
- Peut-être nous reverrons-nous demain matin, ou bien un autre jour. Si vous
changez d’avis, n’hésitez pas. Sinon, portez-vous bien. Ne disparaissez pas à votre tour. Cela ne sert à rien.
Je me suis contentée de lui sourire. Il y a tant de manière de disparaître. L’une d’elle consiste à retourner prendre sa place habituelle comme si de rien n’était. Une autre est de recommencer ailleurs.
Malgré ce qu’il avait affirmé tout à l’heure, il n’était pas trop tard pour dîner à l’hôtel. Plus tard, je me suis retournée à Evian, dans la brasserie où m’attendait depuis huit jours le message envoyé par Simona. Lorsque je l’ai ouvert, j’ai constaté qu’il contenait une autre vue photographique des tours encore intactes. Leurs deux sommets étaient noyés de brume. Le commentaire de Simona disait ceci : « Cette photographie représente les tours jumelles le lundi 10 septembre à 9 heures de matin. Je l’ai prise du ferry qui me conduisait à Staten Island. L’après-midi, à mon retour, le ciel s’était entièrement dégagé. Le paysage occidental de Manhattan était splendide. Je ne suis pas maniaque des collections photographiques. Je regardais les tours sans réagir, tout en pensant que ce serait une belle image. J’ai longtemps hésité avant de les photographier, et c’est au tout dernier instant que j’ai cédé, juste avant d’arriver trop près pour prendre une vue intéressante, celle que tu as reçue pendant la nuit suivante. Je ne pouvais savoir que je n’aurais jamais d’autre occasion de saisir cette image. »
Les premières heures d’une matinée brumeuse d’un gris d’aurore. Les deux géantes sont encore là, fondues au ciel qui les occulte et les protège. Un jour trop tôt. Mais elles sont là, légèrement estompées dans l’espace incolore, comme les pitons rocheux d’un paysage chinois. Marie Vanesse, ou celle qui lui ressemble, est là, quelque part dans la ville, peut-être heureuse et délivrée, sensible à la beauté de ce matin songeur peuplé de brume et de gratte-ciel immatériels. Mon ancien condisciple de lycée arrive à son bureau, s’assied, feuillette un libre d’art avant de se plonger dans un premier dossier. Tout est tranquille dans ce bureau très sobrement meublé. Il s’en dégage un sens discret de l’élégance. C’est un bureau géométrique, semblable à un jardin de pierres et de gravier. Avec sa tête au crâne luisant rasé de près afin de mieux dissimuler une calvitie naissante, et sa stature très droite, il a lui-même quelque chose d’un moine Zen. Il peut sans aucun doute s’accorder le plaisir de parcourir le livre d’art, car il dispose encore de vingt-quatre heures de calme illimité.
En répondant longuement à Simona, les yeux fixés sur la photographie de ce lundi matin du 10 septembre, je sais qu’il ne me sera pas très difficile de trouver l’adresse de cet ancien camarade par l’international et d’envoyer enfin la lettre inachevée de l’autre jour, ou mieux encore, de lui téléphoner, peut-être.
Je sors de la brasserie. A cette heure-ci, les rues sont tout à fait désertes. L’air demeure tiède au bord du lac, mais un vent s’est levé qui doit apporter des nuages, profitant de la nuit pour opérer ce changement de décor. Il se pourrait qu’à mon réveil il pleuve déjà. Le lac sera d’un gris d’estampe et restera entièrement vide sous l’écriture des gouttes. J’en écouterai le peuple agile tisser un pétillement paisible et continu, semblable à un rideau opalescent. Abritée sous un parapluie et vêtue d’un ciré, je serai seule, comme sont toujours les personnages infimes sur les peintures chinoises.
Ce soir, avant de retourner dormir à l’Ermitage, je serai celle qui va monter à la fontaine publique où coule l’eau minérale de la source d’Evian, boire un gobelet très frais, sans quitter du regard les fines lueurs tremblantes qui luisent silencieusement sur l’autre rive.
Léman IV Peinture Marc-Henri Arfeux
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